La Serpe
7
La Serpe

livre de Philippe Jaenada (2017)

Le colonel chambre avec la moutarde dans le chandelier

Dans cette tentative d’élucider le triple meurtre d’Escoire, daté de la nuit du 24 au 25 octobre 1941, Philippe Jaenada nous livre un travail très agréable à lire. Son écriture est fluide, son ton léger facile et ludique à suivre. Effectivement il y en a long. Mais c’est que l’auteur ne fait pas que reprendre l’instruction, il récapitule toute l’histoire familiale. Sa rigueur dans l’examen des faits et des dossiers d’archives (de toutes natures, et dont les références sont présentes à la fin de l’ouvrage) rend la lecture aisée : le spectre de l’histoire vraie ne cesse de planer au-dessus du récit. Plusieurs fois j’ai cherché à identifier les personnages, eu envie de me rendre à Périgueux pour fouler moi-même les lieux, sentir cette atmosphère. Le temps passé donne une dimension mythique à l’histoire.
Le récit est précis avons-nous dit. D’abord celui de la famille jusqu’aux bisaïeux, histoire que ceux qui ont déjà lu Georges Arnaud (ou sur lui) pourraient connaître. Puis le procès et enfin l’hypothèse de l’auteur, le tout agrémenté de son cheminement personnel. Mais on n’a pas affaire à une simple juxtaposition, il y a une vraie évolution, une logique interne qui mène à l’objectif final : l’ouverture des portes du château (p. 616) et la (prétendue, « chacun pense ce qu’il veut ») résolution de l’énigme. Ce n’est pas la seule ouverture satisfaisante pour le lecteur ; quand P. Jaenada promet de faire mettre une carte (du château) par l’éditeur, on se rend compte qu’elle s’est finalement retrouvée en première de couverture, ce qui donne l’impression d’ouvrir une boîte de Cluedo à chaque reprise de la lecture.
Il fait vœu d’humilité : il ne cesse de rappeler sa non expertise, de modaliser, de prendre des pincettes avec des gants. Son ton est très parisien, il le sait et on le sent (du cynisme, de la mise en scène d’autodérision, un ton parfois désabusé, il désigne un « monde rural » qu’il ne connaît pas, p. 159 par exemple, avec un ton souvent proche du mépris). Le fait de l’accompagner dans ses pérégrinations nous sort parfois du récit, mais c’est souvent pour le meilleur, apportant une contextualisation bienvenue. A la fois personnage de sa propre narration et conteur critique vis-à-vis de tous les comportements (y compris le sien), sa position nous facilite l’entrée dans un monde disparu (en grande partie) pour lequel lui-même a du passer des heures d’écoute et de lecture de dossiers poussiéreux (sans compter la recherche) pour reconstruire une trame cohérente dans ce fatras. Il n’hésite par à retranscrire les mots des autres, en particulier la plaidoirie de Maurice Garçon, quand il sent que leur force se suffit. Le discours indirect libre, les tirets et les parenthèses de parenthèses, qui alourdissent parfois le récit, font en fait souvent sourire (p. 612 : « j’enchaîne avec un saut périlleux arrière, me semble-t-il »). On ne peut que noter sa grande sympathie pour Henri Girard (logique puisqu’il cherche à le disculper), celle qui vient quand on fréquente, même par parchemins interposés, des individus pendant un certain temps. Il se met régulièrement à la place des personnages pour imaginer leurs sentiments, leurs réactions, leurs états psychologiques, et notamment à la place d’Henri. Il n’hésite pas non plus (douce litote) à faire des pauses dans la narration, pour des raisons aussi diverses que l’explication d’un mot (« odonymie » p. 265), l'évocation de parallèles avec ses autres livres (ses ouvrages sur Pauline Dubuisson ou Bruno Sulak), ou tout simplement pour nous faire part de son introspection.
La petite histoire, celle de Georges, Amélie, Henri Girard et Louise Soudeix, se mêle à celle de personnages qui ont marqué la grande : Maurice Garçon déjà, avocat d’une renommée à peu semblable, Guy Môquet, l’assassinat du colonel Karl Hotz (p. 160). Ou encore le contexte lourd de la Seconde Guerre mondiale, qui viennent ancrer la narration. On ne peut que saluer son esprit critique, son analyse systématique, point par point, mot par mot de tous les éléments auxquels il a pu accéder. Les enquêteurs parcourent des milliers de kilomètres pour trouver « les miettes, les piécettes, les gouttelettes » (p. 584) qui font la différence, infléchissent les évènements, portent en elles les traces de la vérité. Ce récit linéaire nous épargne le « vingt kilomètre marche » (p. 608) et tous les déboires de l’enquêteur pour nous convaincre très efficacement.
Il y a bien (la voiture du vieux jardinier (un jaguar bleue à ce qu’on m’a dit)) quelques éléments qui font tiquer l’historien : le futur modal (quelle obsession) qui tend à rendre les choses nécessaires alors même qu’il opère une déconstruction complète d’un récit officiel, la Sécurité sociale en 1941 (c’est toujours difficile de savoir à quel degré de sarcasme il en est, mais quand même la Sécurité sociale en 1941, c’est refusé).


Simplement, le titre… Bof. La serpe n’est pas l’élément clé de ses découvertes, de son récit, de l’histoire qu’il veut nous convaincre de réviser avec lui. C’est sûr que c’est vendeur, et c’est peut-être la maison d’édition qui a poussé en ce sens. Mais là, « la serpe », ça nous évoque la violence (indéniable) des meurtres, plus que la rigueur de son travail ou l’amour qu’il a fini par porter à Henri Girard. Et puis l’objet du livre, du propre aveu de l’auteur, c’est plus de disculper Henri Girard que de confondre un meurtrier qui est, de toutes façons, mort aujourd’hui.

Menqet
7
Écrit par

Créée

le 24 déc. 2017

Critique lue 410 fois

Menqet

Écrit par

Critique lue 410 fois

D'autres avis sur La Serpe

La Serpe
Cannetille
9

Superbe occasion de méditer sur l'erreur judiciaire...

Un matin de 1941, au château d’Escoire dans le Périgord, Henri Girard crie au secours : son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe durant la nuit. Aucune effraction n’est...

le 24 juil. 2023

6 j'aime

14

La Serpe
Val_Cancun
9

Le saigneur du château

Première incursion de ma part dans l'œuvre de Philippe Jaenada, qui s'est tourné depuis quelques années vers l'écriture de biographies consacrées à des personnalités dont la vie a été marquée par un...

le 26 sept. 2021

6 j'aime

La Serpe
Ced_Auma-Jeu
4

Critique de La Serpe par Ced_Auma-Jeu

Tombé un peu par hasard sur ce livre avant la critique parue dans le Canard Enchaîné. Je la reproduis néanmoins ici, tant elle correspond à mon état d'esprit après une lecture un peu rébarbative...

le 25 sept. 2017

5 j'aime

Du même critique

Le Hussard sur le toit
Menqet
8

« Le choléra me fuit comme la peste »

Le cadre du Hussard sur le toit est magnifique. La nature (thème si cher à Giono, certainement l'un des principaux de son œuvre) est belle et terrible, indifférente au sort de l'espèce humaine qui...

le 15 mars 2016

9 j'aime

Grave
Menqet
9

Et en fait à la fin...

Alerte au spoil ! Cette critique porte presque exclusivement sur la fin du film, donc si vous ne l'avez pas vu, veuillez circuler. Du coup, pas de filtre, vous êtes prévenus. Il ne me semble pas...

le 24 avr. 2017

7 j'aime

6

Renard
Menqet
7

Du Mogwai au Renard

Amicalement vôtre était l’album « de la maturité » (quelle expression de merde). Album sans aucun feat, sombre et très personnel dans l’ensemble, il a ouvert Guizmo à un public bien plus...

le 21 juil. 2018

6 j'aime

7