Dans cette tentative d’élucider le triple meurtre d’Escoire, daté de la nuit du 24 au 25 octobre 1941, Philippe Jaenada nous livre un travail très agréable à lire. Son écriture est fluide, son ton léger facile et ludique à suivre. Effectivement il y en a long. Mais c’est que l’auteur ne fait pas que reprendre l’instruction, il récapitule toute l’histoire familiale. Sa rigueur dans l’examen des faits et des dossiers d’archives (de toutes natures, et dont les références sont présentes à la fin de l’ouvrage) rend la lecture aisée : le spectre de l’histoire vraie ne cesse de planer au-dessus du récit. Plusieurs fois j’ai cherché à identifier les personnages, eu envie de me rendre à Périgueux pour fouler moi-même les lieux, sentir cette atmosphère. Le temps passé donne une dimension mythique à l’histoire.
Le récit est précis avons-nous dit. D’abord celui de la famille jusqu’aux bisaïeux, histoire que ceux qui ont déjà lu Georges Arnaud (ou sur lui) pourraient connaître. Puis le procès et enfin l’hypothèse de l’auteur, le tout agrémenté de son cheminement personnel. Mais on n’a pas affaire à une simple juxtaposition, il y a une vraie évolution, une logique interne qui mène à l’objectif final : l’ouverture des portes du château (p. 616) et la (prétendue, « chacun pense ce qu’il veut ») résolution de l’énigme. Ce n’est pas la seule ouverture satisfaisante pour le lecteur ; quand P. Jaenada promet de faire mettre une carte (du château) par l’éditeur, on se rend compte qu’elle s’est finalement retrouvée en première de couverture, ce qui donne l’impression d’ouvrir une boîte de Cluedo à chaque reprise de la lecture.
Il fait vœu d’humilité : il ne cesse de rappeler sa non expertise, de modaliser, de prendre des pincettes avec des gants. Son ton est très parisien, il le sait et on le sent (du cynisme, de la mise en scène d’autodérision, un ton parfois désabusé, il désigne un « monde rural » qu’il ne connaît pas, p. 159 par exemple, avec un ton souvent proche du mépris). Le fait de l’accompagner dans ses pérégrinations nous sort parfois du récit, mais c’est souvent pour le meilleur, apportant une contextualisation bienvenue. A la fois personnage de sa propre narration et conteur critique vis-à-vis de tous les comportements (y compris le sien), sa position nous facilite l’entrée dans un monde disparu (en grande partie) pour lequel lui-même a du passer des heures d’écoute et de lecture de dossiers poussiéreux (sans compter la recherche) pour reconstruire une trame cohérente dans ce fatras. Il n’hésite par à retranscrire les mots des autres, en particulier la plaidoirie de Maurice Garçon, quand il sent que leur force se suffit. Le discours indirect libre, les tirets et les parenthèses de parenthèses, qui alourdissent parfois le récit, font en fait souvent sourire (p. 612 : « j’enchaîne avec un saut périlleux arrière, me semble-t-il »). On ne peut que noter sa grande sympathie pour Henri Girard (logique puisqu’il cherche à le disculper), celle qui vient quand on fréquente, même par parchemins interposés, des individus pendant un certain temps. Il se met régulièrement à la place des personnages pour imaginer leurs sentiments, leurs réactions, leurs états psychologiques, et notamment à la place d’Henri. Il n’hésite pas non plus (douce litote) à faire des pauses dans la narration, pour des raisons aussi diverses que l’explication d’un mot (« odonymie » p. 265), l'évocation de parallèles avec ses autres livres (ses ouvrages sur Pauline Dubuisson ou Bruno Sulak), ou tout simplement pour nous faire part de son introspection.
La petite histoire, celle de Georges, Amélie, Henri Girard et Louise Soudeix, se mêle à celle de personnages qui ont marqué la grande : Maurice Garçon déjà, avocat d’une renommée à peu semblable, Guy Môquet, l’assassinat du colonel Karl Hotz (p. 160). Ou encore le contexte lourd de la Seconde Guerre mondiale, qui viennent ancrer la narration. On ne peut que saluer son esprit critique, son analyse systématique, point par point, mot par mot de tous les éléments auxquels il a pu accéder. Les enquêteurs parcourent des milliers de kilomètres pour trouver « les miettes, les piécettes, les gouttelettes » (p. 584) qui font la différence, infléchissent les évènements, portent en elles les traces de la vérité. Ce récit linéaire nous épargne le « vingt kilomètre marche » (p. 608) et tous les déboires de l’enquêteur pour nous convaincre très efficacement.
Il y a bien (la voiture du vieux jardinier (un jaguar bleue à ce qu’on m’a dit)) quelques éléments qui font tiquer l’historien : le futur modal (quelle obsession) qui tend à rendre les choses nécessaires alors même qu’il opère une déconstruction complète d’un récit officiel, la Sécurité sociale en 1941 (c’est toujours difficile de savoir à quel degré de sarcasme il en est, mais quand même la Sécurité sociale en 1941, c’est refusé).
Simplement, le titre… Bof. La serpe n’est pas l’élément clé de ses découvertes, de son récit, de l’histoire qu’il veut nous convaincre de réviser avec lui. C’est sûr que c’est vendeur, et c’est peut-être la maison d’édition qui a poussé en ce sens. Mais là, « la serpe », ça nous évoque la violence (indéniable) des meurtres, plus que la rigueur de son travail ou l’amour qu’il a fini par porter à Henri Girard. Et puis l’objet du livre, du propre aveu de l’auteur, c’est plus de disculper Henri Girard que de confondre un meurtrier qui est, de toutes façons, mort aujourd’hui.