Je suis arrivée au livre après la 4ème saison de la série, curieuse de voir quelles libertés les scénaristes avaient pris avec cette histoire sombre et prenante. Je finis cette lecture étonnée de leur fidélité non seulement à l'esprit mais aussi à la lettre, globalement. Et donc étonnée de l'acuité de l'écriture de Margaret Atwood, de sa modernité aussi. Pour un roman assez ancien, il a gardé une certaine fraîcheur et on a le sentiment de découvrir une dystopie contemporaine, surtout au sortir des années Trump ou d'un reportage sur la Turquie ce matin à France Culture. D'un autre côté, ça semble démontrer que le monde n'a fait strictement aucun progrès en matière de libéralisme ou d'égalité des genres. La gangrène de la tartufferie continue à saper les fondations des sociétés humaines et à dénier à la majorité des gens la place qui devrait être la leur, avec la complicité de tous les autres, qui continuent à trouver intérêt à se liguer contre n'importe quelle minorité qui ne serait pas la leur, dans un jeu d'alliances qui finit par nuire à tout le monde... Mais le monde est ainsi fait, pour l'instant, et je préfère revenir aux spécificités de ce récit si bien mené : on accompagne la narratrice, dont on ne sait de prime abord pas grand-chose, dans ce pays anachronique et autoritaire qui occupe de son vivant l'espace aujourd'hui rempli par les États-Unis. Les règles y sont différentes; la société a été réorganisée en castes bien distinctes, contraintes à porter des tenues qui annoncent clairement leur qualité. Le bas de l'échelle est occupé par les femmes, malgré la crise de la fertilité que les occidentaux traversent alors. Au lieu de protéger les matrices, ils les asservissent. Un choix débile et donc hautement vraisemblable. L'héroïne est l'une de ces rares femmes fertiles qui restent et, au moment où on la rencontre, elle vient d'être assignée à une nouvelle maison de maîtres, où elle est vouée à être engrossée par le Commandant, un notable du nouveau régime, avec la complicité ambiguë de son épouse, Serena Joy, ancienne chanteuse à la télé. L'astuce, c'est qu'on ne sait de ces autres personnages que ce que la narratrice veut bien nous en dire. Ils sont apparus dans sa vie de manière arbitraire, et elle essaie d'attacher les bouts. Je ne reviens pas sur l'histoire, très semblable à celle des deux premières saisons de la série, pour m'attarder sur l'épilogue, malin, qui éclaire le récit d'une lumière nouvelle. Il s'agit d'une conférence donnée a posteriori par deux historiens spécialistes de la période "giléadienne"; ils sont censés avoir mis au jour le témoignage enregistré par la narratrice après sa fuite vers le Canada et tentent de faire le point sur les informations très maigres dont ils disposent à son sujet, reléguant ainsi son expérience à un passé un peu flou, qui prête à sourire, quand le récit qu'ils commentent s'est avéré particulièrement glaçant. Un artifice de narration plutôt astucieux et dynamique, après les chapitres plus ou moins chronologiques dont le lecteur émerge vaguement hagard, et en tout cas écœuré par l'asservissement qu'on lui a décrit. Cette mise à distance résonne comme un faux retour à la réalité, puisqu'elle est elle-même fictionnelle, et permet au lecteur de prendre du recul après l'immersion qui l'a presque asphyxié. Du coup, les aventures de cette narratrice anonyme prennent du relief et de la valeur, en tant que témoignage analysé scientifiquement par des universitaires, et la fiction s'ancre résolument dans une réalité d'autant plus vraisemblable qu'elle manque de marqueurs temporels ou culturels. Astucieux, que je vous dis. Reste à souligner le style Atwood, particulièrement éloquent dans sa manière de briser le ronron de la pensée par des rapprochements soudains et inattendus. Je garde quelques interrogations à son propos, étant donné que j'ai lu une traduction, en raison de certaines tournures qui m'ont semblé maladroites, mais je ne saurais pas à qui les attribuer. Le prochain Atwood, j'essaierai de le lire en version originale pour élucider ce mystère... car il y aura assurément un prochain Atwood.
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