En 1917, la France équipait l'armée américaine. En 1943, les États-Unis équipaient l'armée française. Tout est dit : le monde a basculé.


La France, perçue comme un berceau de la civilisation, a été ravalée en quelques semaines de mai 1940 au rang des nations de seconde importance. Il fallait toute la volonté et la force de conviction d'un Charles de Gaulle pour tenter d'inverser le sort de la France, de continuer à la penser et à la vivre comme une grande nation historique sans se laisser intimider ni séduire par les charmes trompeurs du modèle américain en plein essor.


Les États-Unis étaient une puissance montante. Avec la guerre, l'industrie américaine connaissait un développement inouï. Très vite, les rapports de force entre alliés s'inversent : forts de leur supériorité numérique et industrielle, les Américains prennent le-dessus sur les Anglais malgré leur investissement dans la guerre depuis 1940. Quand il s'agissait de rééquiper l'armée française au lendemain de la campagne de Tunisie, c'était donc vers l'oncle Sam qu'il avait fallu se tourner.


L'armée française, alors, était un rassemblement composite de troupes aux origines diverses. Il y avait bien sûr les Français Libres de De Gaulle, auréolés de gloire après les campagnes d'Érythrée, de Syrie (où ils ont combattu d'autres Français !), de Libye (Bir Hakeim !) puis de Tunisie. En Tunisie, les FFL ont été rejoints par une partie de l'armée vichyste qui, au lieu de s'opposer à l'invasion américaine, a décidé de retourner leurs armes contre les Allemands. Mais ces deux armées ne s'entendaient pas beaucoup, les seconds ayant tendance à considérer les premiers comme des traîtres, tel que l'enseignait la propagande de Vichy (non sans raisons puisque l'État français officiel et légitime était effectivement à Vichy).


Les Français manquaient de matériel. Malgré les efforts de l'armée d'Afrique pour contourner les réglementations d'armistice en cachant des stocks d'armes, espérant que la guerre contre les Allemands reprendrait en Afrique du Nord, les munitions manquaient et le matériel était en partie obsolète. Grâce aux amitiés de Giraud, un plan de réarmement est rendu possible, remplaçant le vieux matériel français par du matériel américain. C'est cette armée française qui renaît de ses cendres que De Gaulle et les généraux français souhaitent coûte que coûte faire participer aux combats de la prochaine campagne, celle d'Italie, malgré la réticence des Alliés.


Pourquoi l'Italie ? Ce choix a été vivement critiqué par la suite. Les Américains ne voulaient pas de cette campagne : ils voulaient concentrer leurs efforts pour un grand débarquement dans le nord de la France — choix qui était conditionné par la nécessité de contrôler un port suffisamment important pour le ravitaillement des troupes. Ce sont les Anglais qui ont insisté pour débarquer en Italie. Churchill était en effet convaincu que la véritable guerre n'était pas celle contre les nazis, mais celle qui aurait lieu ensuite contre les communistes : il voulait coûte que coûte lancer des opérations dans les Balkans, non seulement parce que l'Empire britannique en tirerait profit pour sa propre politique, mais aussi pour empêcher les Soviétiques de gagner en influence dans la région et de la faire basculer dans le giron communiste. L'avenir aura donné en partie raison à Churchill...


Or, l'Italie s'avère rapidement être un épouvantable bourbier. Si l'invasion de la Sicile et la conquête de Naples ont été des succès rapides, poussant l'Italie à demander l'armistice, la poussée vers Rome se trouve immédiatement bloquée au pied des Abruzzes où les Allemands se sont solidement retranchés derrière la ligne Gustav. La venue de l'hiver n'aide pas : la charmante et riante Italie estivale cède la place au froid, à la pluie, à la neige dans les sommets et, surtout, à la boue, bête noire des chars et des camions... Les routes de cette Italie du Sud souvent miséreuse n'étaient pas ou peu goudronnées ! Les destructions des Allemands, en outre, ont porté un rude coup à l'économie de la région. La disette sévit à Naples, en plus des épidémies ; les Napolitains survivent tant bien que mal du commerce qu'ils pratiquent avec les soldats alliés... la prostitution, notamment. Sur le plan militaire, la situation n'est pas plus réjouissante. Les assauts Néo-Zélandais se brisent inlassablement sur le Mont Cassin où les paras allemands résistent héroïquement dans les ruines du célèbre monastère fondé par saint Benoît. La destruction du monument avait été un choix difficile, surtout pour les Américains qui, vivant dans un pays dépourvu d'arts et d'architecture, étaient particulièrement sensibles au patrimoine artistique de la vieille Europe. Pire encore, cette décision s'avéra profondément contre-productive : le monastère en ruines s'est montré bien plus facile à défendre qu'il ne l'était avant sa destruction...


Au milieu du marasme, il y a le Corps Expéditionnaire Français (CEF), dont la direction avait été confiée au général Juin. Les Français étaient les seuls parmi les Alliés à détenir des troupes de montagne — et les Anglais avaient déjà été impressionnés par les quelques goumiers employés en Sicile et en réclamaient plus en Italie ! Les goumiers (aussi appelés tabors) sont des troupes indigènes originaires de l'Atlas principalement dévolues au maintien de l'ordre dans cette périphérie de l'Empire où l'autorité française était toute relative.


C'est que ces montagnards ne se laissent pas facilement impressionner. Éduqués dans un environnement rude, ils font des combattants d'un extrême bravoure, qui en imposent par leur allure et leur force tranquille : ils avaient une aura qui impressionnait fortement les Anglais et effrayait les Allemands. Pour les officiers français, commander de telles troupes imposait une acclimatation particulière : ces hommes, peu dressés par l'autorité bureaucratique de l'État, n'allaient pas respecter un chef simplement parce qu'un bout de papier le désignait comme tel. Ils ne respectaient l'autorité que d'hommes imposant le respect. Les officiers devaient alors rivaliser d'audace et de bravoure au combat pour mériter la considération de leurs soldats ; souvent, ils apprenaient à parler dans leur dialecte local, comme l'avait fait le général Guillaume à la tête des goumiers. Ils apprenaient même leurs rites et, en vertu de leur stature de chef, devenaient en quelque sorte leur commandeur religieux ; à ce titre, ils devaient écouter régulièrement les problèmes personnels des hommes et leur apporter conseil dans des réunions collectives autour du feu, à la veillée.


Les troupes coloniales ont quelque chose de passionnant. Dans cette guerre moderne subjuguée par la technique, ce sont comme des soldats d'un autre temps. On retrouve chez les Maghrébins quelque chose qui rappelle les récits de la guerre de Troie ou des anciennes sagas islandaises : comme les héros d'Homère, ils croient par-dessus tout à cette notion très païenne qu'est le destin, le Mektoub. Lorsque le combat était rude à La Horgne, en mai 1940, un spahi pouvait ainsi déclarer à son officier : « Si nous devons mourir aujourd’hui, ce n’est pas parce que nous serons couchés que nous éviterons la mort. C’est prévu depuis toujours. Mektoub ! » On comprend qu'une telle mentalité pousse à l'impétuosité, à l'affrontement sans répit pour rencontrer, dans la bataille, son propre destin. Tout ne repose que sur la Baraka, la fortune ou la chance, qui distribue les gloires et les misères parmi les hommes. Ces soldats d'un autre temps ne se sont pas, comme on s'en doute, engagés par patriotisme, mais pour les soldes, le prestige et l'aventure.


Tunisiens, Algériens et Marocains constituent ainsi la plus grande part des troupes françaises. Les Sénégalais n'ont été engagés que plus tard : la doctrine française ne prévoyait pas l'emploi des Sénégalais l'hiver, car ils n'y étaient pas acclimatés. C'est la raison pour laquelle les Sénégalais ont été remplacés par des Européens à l'automne 1944, et nullement par racisme comme certains semeurs de discorde le racontent aujourd’hui. Les Sénégalais étaient des troupes expérimentées et dotées d'un grand prestige en France en 1944. Or, les quelques Sénégalais qui ont combattu dans la neige du Jura en novembre 1944 (et aux côtés desquels mon grand-père a combattu) ont beaucoup souffert du froid... Dormir dans un trou à-même le sol par -10°C n'est en rien anodin pour un corps habitué à vivre par 30°C et plus toute l'année, je peux personnellement en témoigner...


Néanmoins, parce qu'il était indigne pour la France de faire reposer son effort de guerre uniquement sur des troupes coloniales (peut-on leur demander de combattre pour libérer un pays qui n'était pas réellement leur patrie ?), les Pieds Noirs ont été fortement sollicités. Contrairement aux Indigènes, ils étaient soumis à la conscription ; leur taux de mobilisation était bien supérieur à celui des soldats de 14-18. En plus des Pieds Noirs, il y avait les soldats métropolitains qui ont réussi à rejoindre l'Afrique. Plutôt que la traiter de façon statistique, ce qui déshumanise la réalité des faits, Jean-Christophe Notin égrène petit à petit dans son récit l'histoire de ces soldats qui ont pris tous les risques pour combattre les Allemands. La plupart d'entre eux étaient déjà soldats, ou bien suivaient des études pour l'être ; dans ce milieu, nombreux étaient les jeunes hommes à vouloir aller au feu. Alors des combines existaient soit pour rejoindre l'Afrique par l'Espagne, soit pour être affecté à une unité stationnée en Afrique, où on espérait que les combats reprendraient. D'autres, plus audacieux, ont rejoint De Gaulle et les FFL dès juin 1940 ; d'autres, encore, étaient en Syrie quand ils ont décidé de rejoindre leurs compatriotes qui étaient devenus leurs ennemis le temps d'une bataille. Plus original, Jean-Christophe Notin raconte les histoires de ces jeunes femmes qui, elles aussi, ont pris tous les risques pour s'engager dans la guerre. Car c'est en 1943 que l'armée française recrute pour la première fois des femmes dans ses services médicaux et dans ses transmissions. C'est une des premières armées à le faire, de la même façon que les Sénégalais étaient absolument sidérés par le statut subalterne auquel étaient relégués les soldats noirs dans l'armée américaine... Tout ce beau monde, aux origines et aux histoires fort variées, n'était animé que par un seul désir : se battre, être au feu, au plus près du péril, vivre l'aventure et, surtout, sauver l'honneur de la France.


Sauver l'honneur de la France, voilà le moteur des soldats français et de leurs officiers. Pour faire leurs preuves auprès des Alliés, les Français redoublent d'efforts. Dans toute la campagne, ce sont les seuls à réaliser des succès brillants, à avancer là où les Alliés pataugeaient. Le matériel américain étant fort peu adapté au combat en montagne, les Français, qui s'en sont rendu compte, ont dévalisé les cordonniers napolitains pour se procurer des chaussures dignes de ce nom. Ils ont constitué également des compagnies muletières chargées du ravitaillement et du transport du matériel : les braves bêtes étaient bien plus efficaces que les camions en montagne ! A contrario, les Alliés, dont les armées avaient été calibrées pour la guerre du désert, étaient encombrés par un matériel devenu trop important, notamment en chars... Forts de leur doctrine, les Français sont avantagés dans cette guerre où il faut débusquer l'ennemi solidement retranché dans chaque montagne qu'il faut prendre une à une. En février 1944, les Français s'illustrent dans la bataille du Belvédère où ils percent la ligne Gustav. Ensuite, en mai, ce sont les Goumiers qui font parler d'eux dans la bataille du Garigliano, une course effrénée dans les monts Aurunci à la poursuite d'Allemands sidérés. Forts de leurs exploits précédents dans les Abruzzes, les Français ont en effet été placés au pied d'un massif montagneux à peu près inaccessible. Il n'était qu'à peine cartographié ; il avait fallu chercher dans les archives de Naples des renseignements sur, notamment, la localisation des points d'eau. Face à cet obstacle, le plan de Juin paraît fou : faire passer des milliers d'hommes par... des sentiers de montagne, souvent de simples sentiers de bouquetins. Et ravitailler tout ce monde avec des mulets ! C'est à cette occasion qu'on expérimente pour la première fois le largage aérien de ravitaillement. Et les Marocains avancent à un train d'enfer ; les Britanniques parlent de « goumisation. »


Malgré tout, les efforts Français ont été fortement contrariés par la lenteur de l'avancée américaine ou anglaise sur leurs côtés. Malgré les demandes répétées de Juin, les Alliés ne veulent pas confier aux Français la responsabilité d'une percée autonome à travers les lignes allemandes, se bornant à assiéger le Monte Cassino de face. C'est avec beaucoup de peine que les Alliés atteignent leur objectif, Rome. Cet objectif n'avait aucun intérêt militaire mais uniquement symbolique : il s'agissait de faire tomber une des capitales de l'Axe et de libérer la grande ville millénaire. À Rome, Français et Italiens, qui se reconnaissent en tant que latins, fraternisent. Une princesse italienne aurait déclaré que les Américains étaient les premiers barbares à envahir Rome par le sud... Une fois Rome libérée, les Alliés restent inactifs, les Américains refusant de s'investir dans une percée jusqu'à Vienne par les Alpes, expliquant qu'il n'y a pas de port en Italie suffisamment important pour le ravitaillement... et ne voulant pas retourner dans l'enfer du combat de montagne. Pour les soldats, c'est à nouveau le désarroi qui s'installe, en plus de l'ennui.


Des bruits courent en outre qui accusent les Marocains de vols et de viols à l'égard des civils. Jean-Christophe Notin prend la peine d'ouvrir en profondeur ce dossier sensible jusque-là laissé de côté. Ces bruits apparaissent très largement exagérés, alimentés en partie par les Anglais nourrissant un ressentiment à l'égard des Marocains depuis leurs échecs désastreux et par les autorités italiennes qui récompensaient les plaignants ; ils sont aussi amplifiés par la forte impression que font les Marocains sur les Européens. Du côté français, les officiers exercent une répression implacable contre les indisciplinés. Néanmoins, puisque l'histoire, matière fort cruelle, ne peut s'écrire sans franchise ni honnêteté,



Ne peut-on expliquer enfin, sans être taxé de xénophobie ou de colonialisme, qu'en 1944 un section de Nord-Africains ne peut être comparée à une section de Français d'origine européenne, qu'elle est composée, la plupart du temps, de blédards aux mœurs très frustres, profondément imprégnées d'habitudes tribales qui n'accordent que peu de compassion au prisonnier ou au villageois conquis ? Un capitaine de la 4e DMM [Division Marocaine de Montagne] explique que « en vertu de la vieille loi marocaine, le vaincu est punissable à merci. Donc, pour eux, voler un mouton, c'est faire une sainte razzia, tant pis pour ceux qui s'y opposent. (...) » Le cardinal Tisserant en fait sans doute la meilleure description : « tous sont pénétrés de l'idéal de guerre musulman, et il faut toute l'influence des officiers en qui ils ont confiance pour leur faire abandonner leur point de vue. »
Que les regrettables exactions avérées, débarrassées des élucubrations de ceux qui ont voulu faire porter aux Marocains le chapeau de leurs propres turpitudes, ne fassent toutefois jamais oublier que ce même idéal guerrier les fera libérer la France et conquérir le Reich.



Après Rome, les Français conquièrent la Toscane et s'emparent de Sienne. Ensuite, les troupes françaises sont retirées d'Italie pour participer au débarquement de Provence. Juin perd ainsi son CEF. Désemparé, il en appelle au jugement de l'Histoire qui condamnera, pense-t-il, le refus des Américains (qu'il accuse de mener une guerre fordiste) de s'aventurer dans les Alpes. De Gaulle, quant à lui, approuve le débarquement des Français en France qui permet de ne pas abandonner le pays aux Alliés.


De Gaulle, cependant, jusqu'au bout pense à l'Italie. Contrairement aux autres pays alliés, la France n'a pas fait la paix avec l'Italie : De Gaulle espérait des réparations suite à l'agression de juin 1940, et notamment faire avancer la frontière un peu plus loin pour protéger certaines villes menacées par les montagnes italiennes, voire annexer les territoires francophones des Alpes italiennes. Les Français décident alors d'occuper les Alpes : s'ouvre un bras-de-fer avec les Alliés où De Gaulle, souhaitant rappeler que la France est un grand pays, laisse peser jusqu'au dernier moment la menace d'un conflit armé entre Français et Américains. La crise est finalement résolue quand les Alliés acceptent une partie des demandes françaises.


Jean-Christophe Notin clôt sur cet épisode méconnu ce récit aussi impressionnant par son exhaustivité que nécessaire, qu'il rend avec un art du conteur fort bien maîtrisé. Car, malheureusement, les victoires françaises en Italie ne sont pas restées dans la postérité. Ce n'est pas par racisme, comme le racontent certains, que les Français ont dédaigné le mérite des soldats africains. En fait, c'est le mérite de tous les soldats français de 1940 à 1945 qui a été dénigré, européens ou non. Les Français ne souhaitaient pas en entendre parler. Ils ne voulaient penser qu'à la paix, et c'est tout.



Notre pays ne cesse de se tourmenter avec les dramatiques égarements de certains des siens. Il n'y a pas de place pour la gloire des vainqueurs. Contrairement à ce que prédisait le général Juin, l'Histoire n'a pas jugé l'œuvre du CEF : occupés à instruire d'autres procès, la plupart des historiens n'ont pas daigné se rendre au tribunal.


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le 3 oct. 2020

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