Le 10 avril 2013, Raymond Boudon s'en est allé. La même semaine paraissait une tribune d’un de ses "élèves" (Gérald Bronner), dans Le Monde (7-8 avril), sur l’affaire Cahuzac. Elle représente une bonne illustration des thèses présentes dans son dernier ouvrage : La démocratie des crédules.


G. Bronner travaille, notamment, sur les croyances collectives - quand il n’écrit pas sur les super héros -, et nous livre ici un petit essai sur les effets de la démocratisation de l'information (libéralisation du marché de l'information et révolution de l'offre des "produits" sur ce marché) dans les pays "démocratiques" (France, Etats-Unis notamment) pour nous montrer comment ces nouvelles conditions favorisent l'expression de la "face sombre de notre rationalité".


Si la libéralisation du marché de l’information est un acquis sur lequel il paraît difficile de revenir, les effets produits par cette massification inquiètent : développement de théories du complot, principe de précaution brandit à tout va (l'auteur a d'ailleurs co-écrit un ouvrage sur ce sujet), suspicion, soupçons multiples... Si le droit au doute est revendiqué par nombre de personnes, les devoirs impliqués par ce droit (notamment la vérification de l'information) ne semblent pas toujours respectés.


Revenant sur les nombreux biais qui affectent notre jugement (biais de confirmation, négligence de la taille de l’échantillon, effet d’ancrage, effet râteau…) déjà abordés dans des ouvrages précédents G. Bronner en mentionne aussi de nouveau (effet Othello, Esope, Fort - ce dernier effet renvoie à la construction de mille-feuilles argumentatifs où chaque étage /argument peut être fragile mais le tout forme un édifice si élevé qu’au minimum on se dit "tout ne peut pas être faux"). Ces limites de l'esprit (dont l'auteur ne se croit pas immunisé) sont d'autant plus pénalisantes qu'elles ne disparaissent pas forcément avec une plus grande éducation (donc il est illusoire de penser que les individus seront plus intelligents, ouverts, etc. s'ils sont éduqués davantage) et que la liberté d'expression ne saurait être réduite.


Le "triumvirat démocratique" (j’ai le droit de savoir, de dire et de décider) peut ainsi avoir des effets pernicieux dans un tel environnement. Quitte à déplaire, l’auteur ne se gêne pas pour critiquer les idées de la "sagesse des foules" : il n’est pas sûr qu’une suite de citoyens, même diversifiés approchent du vrai (désolé Aristote) : s'ils sont tous victimes des mêmes biais ils risquent de converger vers la même solution, les biais ne s'annuleront pas.


D'où les doutes envers une science citoyenne et plusieurs considérations intéressantes sur le pourquoi les thèses "complotistes", etc. semblent mieux défendues que celles plus "scientifiques" et j'en passe. Si Internet n'est pas forcément responsable de tout en orientant nos recherches vers des sites qui favoriseraient les complots, etc. il n'en reste pas moins que les médias doivent faire un petit travail sur eux-mêmes. Certes, ce sont des femmes et des hommes comme tout le monde, donc ils ont des biais mais, justement, de part leur position, ils devraient être encore plus vigilants et non courir après le scoop.


Les problèmes ainsi soulevés sur la face sombre de notre rationalité et l’avarice cognitive sont donc sérieux et une certaine inquiétude parcourt l'ouvrage. Que faire ? Le dernier chapitre évoque quelques pistes : sensibiliser les esprits aux erreurs de raisonnement les plus communes, présenter les problèmes de telle façon plutôt que de tel autre, etc. afin que les individus ne deviennent pas des "savants d'illusion" (Platon, Phèdre) qui, parce qu'ils vont chercher sur Internet, sur plusieurs sites, etc. des informations croient être dans le vrai et non dans l'illusion.


(Un regret à signaler : les critiques adressées à la "sociologie critique" qui me semblent résumer un peu rapidement les travaux conduits par ces chercheurs quand, sur certains points, des rapprochements seraient plutôt à l'oeuvre. On voit quand même le nom de Bourdieu mentionné...)

Anvil
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les sciences humaines et sociales dans tous leurs états !

Créée

le 15 août 2015

Critique lue 635 fois

6 j'aime

Anvil

Écrit par

Critique lue 635 fois

6

D'autres avis sur La Démocratie des crédules

La Démocratie des crédules
Prunzy
8

Les visionnaires

Bon j'aime bien Gérald Bronner, comme Charles Pépin c'est 1 personnage médiatique et séduisant. Mais là où fléchit Pépin Bronner reste sobre. Il est juste quand l'autre reste creux ( cf...

le 4 sept. 2021

3 j'aime

La Démocratie des crédules
Lestrade
7

L'éducation ne suffira pas

C'est une constante aussi vieille que la philosophie elle-même: l'ignorance engendre des croyances irrationnelles, des maux, des vices. De Platon à Condorcet, des Lumières à notre époque, la réponse...

le 3 nov. 2022

2 j'aime

La Démocratie des crédules
hubertguillaud
6

Stimulant !

Le petit livre de Gérald Bronner, "la démocratie des crédules" est très stimulant, car il creuse et pointe certaines des limites d'internet et montre la faillite du rêve démocratique qui...

le 29 août 2017

2 j'aime

Du même critique

March Comes in Like a Lion
Anvil
9

Une première saison magistrale

Les 22 premiers épisodes de March comes in like a lion m'ont bluffé. Le réalisateur Shinbo Akiyuki et le studio Shaft livrent une prestation de haut vol. La dernière fois qu'un animé traitant de...

le 22 mars 2017

24 j'aime

11

L'Habitant de l'infini
Anvil
9

Un manga que l'on aime... à l'infini !

La sortie cette semaine d’une édition pour le vingtième anniversaire de la parution française de l’Habitant de l’Infini de Hiroaki Samura constitue un formidable prétexte pour parler de ce manga...

le 2 nov. 2016

16 j'aime

To Your Eternity, tome 1
Anvil
8

Va, vis et deviens

En novembre dernier, Yoshitoki Oima débutait une nouvelle série au Japon. Quelques cinq mois plus tard, le premier volume arrive en France ! Que nous réserve-t-il ? Changement.s dans la...

le 19 avr. 2017

15 j'aime

4