"Nous ne sommes jamais très loin de ceux que nous détestons"

Mon attrait pour la littérature espagnole s'est fortement accentué l'an dernier, après avoir lu Comme les amours et le virtuose Confiteor. Elle se révèle d'une rare qualité dans l'écriture à chaque découverte, d'une intelligence très fine dans son propos. C'est encore le cas pour le premier roman d'Albert Sanchez Piñol, auteur catalan anthropologue de formation.

Une ile isolée, dans l'Atlantique sud. Loin de tout : la première terre est à plusieurs centaines de miles, et même les routes commerciales passent au loin. Le narrateur, en acceptant ce poste de climatologue pour une année, et fuyant son passé irlandais, espère y trouver l'oubli loin de la fureur des hommes. Mais sur l'ile, un autre homme se cloitre dans un phare aux défenses dignes de Fort Alamo ; car toutes les nuits, des créatures cauchemardesques sortent de l'océan pour se porter à l'assaut de l'avant-poste...

Ce conte philosophique est bluffant de maitrise pour un premier roman. L'atmosphère est littéralement irrespirable dans ce huit-clos, et chaque passage au cœur de ténèbres que ne renieraient ni Conrad ni Lovecraft apportent son lot d'angoisses au lecteur. Mais au-delà de l'histoire, somme toute sans trop de surprise (quoi que la fin est plutôt très bien pensée), c'est l'affrontement entre les deux hommes, prisonniers de l'ile tout autant que de leurs peurs, qui intéresse davantage Sanchez Piñol, tant leurs cultures, leurs comportements face à l'inconnu, à "l'autre" - qu'il faut comprendre ou dominer ?... - , sont antagonistes.

On devine sans peine que le sujet passionne l'écrivain anthropologue, et il le traite avec finesse et intelligence pour nous forcer à interroger notre propre quotidien. Car "l'autre", finalement, c'est celui qu'on ne connait pas ou qu'on ne veut pas connaitre ; la créature cauchemardesque, c'est un peu ce voisin d'une autre culture, ce passant croisé dans la rue qui à nos yeux nous menace par sa différence. La première phrase du roman, épinglée en titre de ce billet, en résume le message ambivalent : ceux que nous détestons sont-ils finalement ceux que l'on pense ? Dans le creuset de l'épreuve, l'autre, cet inconnu, peut se révéler bien plus notre semblable que cet intime qui nous ressemble et partage notre "phare".

Et le regard de Sanchez Piñol sur cette question semble à la fois plein d'espoir et désabusé : si comprendre l'autre est évidemment la voie à explorer, la noirceur de l'homme, ses faiblesses récurrentes, le ramène bien souvent à l'affrontement et donc aux ténèbres. Dans un autre sens encore, nous ne sommes, hélas, jamais très loin de ceux que nous détestons...
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le 16 févr. 2014

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