Introduction à une spiritualité superbe, sans consolations, sans mensonges

L'ouvrage reprend d'abord l'essentiel du propos d'un livre antérieur, plus court, l'Esprit du zen (aux éditions du Seuil). Alan W. Watts en profite ici pour développer plus longuement l'idée que le bouddhisme zen résulte de la rencontre (Roger Pol-Droit parle de « métissage ») entre le bouddhisme indien et l'esprit de la spiritualité chinoise en général, taoïste en particulier (bien qu'un certain humour, et une méfiance profonde des questions métaphysiques animent également les Entretiens de Confucius).
L'idée d'écrire sur le zen un livre d'introduction rencontre cependant un certain nombre de problèmes importants, d'autant que l'auteur précise dans sa préface n'être à proprement parler ni bouddhiste (et encore moins chinois ou japonais) ni un universitaire ayant consacré à ce propos de longues recherches. Pourtant, Alan W. Watts ne cherche absolument pas à éviter ces problèmes mais à en tirer parti, et entraîne aisément l'adhésion du lecteur par la pédagogie et l'érudition dont il fait preuve. Échappant de fait à l'érudition pure et froide, assortie d'une flopée de notes de bas de page (qui louperait alors la dimension vécue et existentielle du bouddhisme zen), comme au discours, pour nous totalement étranger, du bouddhiste zen qui ne se serait pas familiarisé avec notre langue et notre culture, Alan W. Watts me semble tenir une position idéale pour nous lecteurs, celle de l'occidental tourné vers l'orient, qui a pratiqué le zen et a procédé à un certain nombre de recherches importantes sur celui-ci.

On trouve par conséquent dans ce livre un intéressant tableau historique de l'histoire du bouddhisme zen, ainsi qu'une introduction très convaincante à l'esprit de cette école. Il y aurait beaucoup de choses à retenir de ce livre, mais j'aimerais n'en choisir que deux.

La première est qu'un nombre très important de conceptions que se forme la philosophie occidentale contemporaine sur le temps, l'espace, le sujet, la vérité, la réalité, au terme de son divorce avec la métaphysique classique, ressemble de plus en plus (correspond même parfois parfaitement) avec les conceptions bouddhistes. Je dois dire que ce point est des plus troublant et enthousiasmant : la philosophie occidentale a dû, pour s'établir et progresser, recourir à des choix théoriques fondamentaux qui ont laissé de côté ou refoulé certaines autres conceptions ; autres conceptions qu'elle redécouvre depuis le XXe siècle, et que le bouddhisme zen, à sa façon, avait déjà envisagé.

Deuxièmement, l'un des aspects qui m'a semblé le plus intéressant est qu'en quelque sorte le bouddhisme zen représente peut-être l'une des rares spiritualités à considérer la recherche de la spiritualité comme un danger, en tout cas comme un problème. Cette impression ressort du livre, bien que je mesure, en cherchant à l'énoncer ici, combien celle-ci doit être assez grossière (n'étant ni bouddhiste, ni spécialiste). Mais c'est comme si cette spiritualité triomphait lorsqu'elle était mise en échec, ou comme si le bouddhiste zen était trop lucide pour adhérer en fin de compte au bouddhisme (par exemple à la recherche du nirvana).
Alan W. Watts a pourtant des formules très claires sur le sujet : la recherche de la purification de l'esprit par exemple, pourtant l'un des buts évidents de la spiritualité, revient à contaminer l'esprit par l'idée de purification ; ou bien encore, chercher à ne penser à rien dans le cadre d'une méditation revient à penser qu'il faille penser à rien, etc.
En filigrane, l'auteur démontre alors que le bouddhisme zen a développé une réflexion sur la conscience des plus profondes et actuelles, dont on trouverait a priori difficilement un équivalent dans le christianisme.

Mais surtout, bien que la chose doit sans doute être beaucoup plus compliquée, c'est une forme de subversion indirecte du bouddhisme que le zen semble accomplir en fin de compte, se permettant même de se détacher pour ainsi dire de la figure tutélaire du bouddha, ou encore de l'idée de réincarnation (ainsi des paroles de Lin-Chi : « celui-là qui cherche le Bouddha le perd », ou celles de Huaijang :« Comment la méditation assise permet-elle de devenir un bouddha ? » ; je pense également à cette anecdote dont je ne retrouve plus la trace, qui commande de chasser le bouddha si celui-ci se présente).
Nul doute que les partis pris de l'auteur, qui ont ses avantages et ses inconvénients, faussent la compréhension complète du véritable zen, et rendent au lecteur occidental une image assez « post-moderne », pour ainsi dire, de la chose, mais la question reste en tête au moment de refermer le livre, et me revient encore souvent : peut-on imaginer ailleurs dans le monde une spiritualité aussi rigoureuse (et parfois fort austère) que désinvolte, et aussi peu lestée de dogmes (même parfois ceux du bouddhisme), de préceptes, de consolations, de discours ? Une spiritualité qui ment aussi peu ?
Nody
9
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le 24 mai 2011

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Nody

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