Par un de ces faux hasards dont la Destinée est friande, il fallait donc que le Bruit et la Fureur sorte en 1929, l'année de la Grande Crise. Voilà qui ne pouvait pas mieux tomber, pour ce roman qui mêle en une poignée crispée sur 400 pages à la fois la tradition de l'affliction romantique et les expérimentations romanesques du XXe siècle naissant, afin de les propulser dans la nouvelle ère qui s'ouvre, sur fond d'effondrement. Le coup de force de l'autre William, c'est bien d'avoir compris qu'on pouvait mêler le flux de pensées inventé par Edouard Dujardin et sublimé par Joyce, aux angoisses intimes que la prose de l'après Révolution Française avait choisies comme sujet de prédilection. L'écriture n'est plus là pour comprendre les méandres de la souffrance, mais pour les exposer, et par la même occasion tout faire exploser.


Des vers qui ont donné naissance au titre, il manque (et comme toujours chez Faulkner, les choses qui manquent sont les plus importantes) ce qui au fond est le socle du roman : "une histoire racontée par un idiot, et qui ne signifie rien". L'écrivain, dans cette affaire, est devenu un paratonnerre dont la tâche est de canaliser la foudre, pour la renvoyer directement dans l'esprit du lecteur. On sort du livre électrocuté, ou si l'on préfère une image aquatique plus en phase avec la diégèse du roman, on s'en échappe comme d'une rivière furieuse, à bout de souffle. Mais il ne faut pas compter sur ce tableau de famille, cette mosaïque plutôt, pour délivrer le moindre sens. C'est un puzzle compliqué, certes, mais que le lecteur attentif finit tout de même par recomposer, grâce aux paliers que Faulkner fait emprunter à son récit. D'abord le monologue intérieur d'un simple d'esprit dont la logique n'a rien de commun à la nôtre, puis les pensées de son premier frère à quelques heures de son suicide, puis celles de son deuxième frère, déjà nettement plus ordonnées autour d'un sentiment de persécution obsédant, et pour clore le tout un finale en forme de fugue, où les droits du récit extérieur s'imposent enfin.


Plus le roman avance donc, et plus le lecteur reprend pied. Des profondeurs de la psyché humaine, de la souffrance, du désespoir, de la haine, il est remonté peu à peu à la surface des choses, mais sans que cela ne résolve rien. Car plus il comprend, plus il réalise qu'en fait il n'y a rien à comprendre. Le siècle qui vient de commencer, Faulkner avant d'autres l'a pressenti, sera absurde ou ne sera pas. Le temps du tourment commence ici, et pour ceux qui y entrent, autant abandonner tout espoir. Selon l'étymologie, qui dit tourment dit torture, mais là, c'est une torture sans effet, de la douleur pure sans la moindre utilité : le Réel - comme Benjamin l'idiot - va hurler, mais ne nous dira rien.

Chaiev
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste On the row (2011)

Créée

le 24 nov. 2011

Critique lue 4.1K fois

67 j'aime

22 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 4.1K fois

67
22

D'autres avis sur Le Bruit et la Fureur

Le Bruit et la Fureur
Chaiev
8

Faulkner à vif

Par un de ces faux hasards dont la Destinée est friande, il fallait donc que le Bruit et la Fureur sorte en 1929, l'année de la Grande Crise. Voilà qui ne pouvait pas mieux tomber, pour ce roman qui...

le 24 nov. 2011

67 j'aime

22

Le Bruit et la Fureur
Nushku
10

Told by an idiot, full of sound and fury signifying nothing

Roman à plusieurs voix, ou plutôt plusieurs pensées : le lecteur se retrouve successivement dans la tête d'un idiot qui ne perçoit le monde que par ses multiples sensations ; d'un jeune étudiant qui...

le 13 juil. 2011

40 j'aime

2

Le Bruit et la Fureur
Docteur_Jivago
9

La misère et la poussière

D'abord merci à SanFelice, sans lequel je ne me serais pas plongé au coeur de la vie de la famille Compson et notamment des quatre enfants, Maury/Benjamin, Jason, Quentin et Caddy. Le Bruit et la...

le 16 avr. 2016

34 j'aime

2

Du même critique

Rashōmon
Chaiev
8

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

le 24 janv. 2011

279 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
Chaiev
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

le 27 févr. 2014

268 j'aime

36

Spring Breakers
Chaiev
5

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

le 9 mars 2013

244 j'aime

74