Ces régions sont celles de mon enfance.


J'ai arpenté les Flandres, dévalé ses monts, plongé dans ses campagnes encore pré-pubères, le plat pays qui était le mien, cinglé par le vent du nord, des mers froides, je l'ai toujours là, quelque part entre le cœur, attaché, et tapissant ma tête trop lourde de pensées douloureuses, pour le dire simplement : en travers de la gorge.


Bien que je sois originaire de la partie française de ces Flandres, une partie minime mais pas moins fière de son appartenance à une patrie sans frontière, et à l'histoire et la langue anciennes, il ne m'a pas fallu beaucoup d'efforts pour replonger en ces terres, troublées par les grands et graves événements du siècle dernier. Avec ce roman faisant figure de confession autobiographique à peine maquillée et de testament à l'adresse de ses fils, Hugo Claus raconte le déchirement sous ses divers aspects. De l'échelle la plus réduite à la plus globale, il y décrit premièrement celui du jeune protagoniste, arraché à ses parents et tout particulièrement à sa mère, pour une éducation dans un couvent catholique où celui-ci naviguera entre turbulences et découverte du caractère adulte, de ses vices, bassesses et faiblesses, celui-là même qui professe les leçons qui le dépassent et auxquelles il ne sait se tenir. En secundo, vient celui du jeune garçon rentrant dans l'adolescence et dans un monde en guerre où les adultes mentent, magouillent et trompent dans une constance de médiocrité reproduite par l'enfant et ses quelques vils méfaits. Il y entre à la fois physiquement par l'éveil de son corps, de sa sexualité et psychologiquement, cherchant sa place entre les amarres de l'enfance connue et révolue, et les postures crânes des adultes vers lesquelles il veut tendre. Et enfin, il y a ce pays entier qui se scinde au rythme de la chute européenne précipitée, selon la progression d'un Axe, envahissant uniformément avec leurs soldats, rigueur et bureaucratie le quotidien de bouseux, notables et parvenus belges, tous en quête d'identité dans un pays bilingue (et alors encore plus morcelé par les patois locaux propres à chaque cité, canton) où l'unité peine à émerger de la misère.


L'histoire du Chagrin des belges est encore actuelle. « C'est un grand pays, c'est pour cela qu'ils {les ministres} pensent grand. Belges ou flamands, nous ne sommes qu'un petit peuple, donc nous ne pouvons penser qu'en petits termes, parce que nous comptons pour pas grand-chose et qu'à tout instant nous pouvons être balayés comme un fétu de paille. » C'est l'histoire d'un pays, peuplé tantôt de francophones (les wallons), tantôt de néerlandophones (les flamands) réclamant à tour de rôle indépendance ou rattachement à un pays frontalier afin de larguer le leste économique du pays (le vent tournant selon les époques, la richesse passée du secteur minier et industriel wallon laissa la place au chômage tandis que le tertiaire flamand connut son essor au même moment) mais dont la fameuse devise « L'union fait la force » était à l'origine de la création de l'état belge, non pas un calembour autodérisoire, mais une union essentiellement religieuse autour du catholicisme, partagée par les deux peuples, tampon entre les grandes puissances européennes catholique (France), anglicane (Royaume-Uni) et protestante (Pays-Bas et Allemagne). C'est sur ces bases que la seconde guerre mondiale excita davantage les extrêmes fascistes et autonomistes flamands qui, bien heureux de miser leur pièce indépendantiste sur un projet germanophone (ces chers cousins germaniques, si on s'en tient aux racines linguistiques partagées entre l'allemand, le flamand et le néerlandais) global et ambitieux, plongera la Belgique dans un immobilisme qui rimera avec une rapide et complète occupation où les petites gens du peuple auront à se dépêtrer avec le nouvel ordre en vigueur, entre collaboration, résistance, marché noir, fuites, silence et délation. Le Chagrin des belges, c'est donc peut-être cette fraternité impossible, entre héritage francophile nonchalant et grossier, et travailleur sérieux nationaliste, deux caractères opposés qui se font la guerre depuis si longtemps. C'est le destin d'un pays voué à l'explosion et aux règlements de comptes tant qu'il sera en proie aux instincts médiocres de ses habitants, et ce, sans même parler d’immigration. A travers une richesse de niveaux de langue employés, un jeu subtil entre les points de vue de la narration et les délires infantiles de son personnage, Hugo Claus nous peint une fresque habitée de perdants dépassés par les événements et de croyants atterrés par la réalité nazie sur plus de 800 pages, avant, pendant et après guerre, avec ce petit caractère propre aux campagnes du nord : grivoiseries et vulgarités d'une langue qui tourne souvent autour d'un énième petit verre d'alcool, drame de nos régions glaciales.


Reste que ce roman complète habilement et documente de l'intérieur une vision lacunaire de notre Europe honteuse, de nos voisins frontaliers et des éternels décideurs opportunistes rarement inquiétés quand il s'agit de tirer leur épingle du jeu des chaises sur l'air joué par notre temps. L'auteur flamand qui n'écrivait que « par curiosité. Par orgueil. Parce qu'il faut bien choisir entre le suicide et le chant » nous aura dévoilé dans ce long portrait au vitriol une région à l'histoire complexe qui l'a et qu'il a vu grandir, avec la mer du nord pour dernier terrain vague et des chemins de pluie pour unique bonsoir.

Albion
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le 18 mars 2021

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