Un vers de « Sonnet madrigal » peut résumer le Coffret de santal : « Et mon rêve s’incarne en ta beauté fatale » (p. 154) : le recueil abonde en femmes par nature assassines et en amours incomprises. Encore ce vers ne met-il pas en lumière ce que la poésie de Charles Cros porte de sarcasmes.
J’ai dit sarcasmes, pas ironie : écrire « Votre joue et le soir sont tièdes et rosés » (« Transition », p. 45), c’est prendre à léger rebours un certain lyrisme amoureux, c’est renouveler la tradition qui fait du corps féminin un paysage, ce n’est pas être ironique – dans ce que l’ironie suppose d’insincérité. (Voir aussi, « Vous avez tout, et vous êtes découragée, / Comme un ciel d’automne, le soir », dans « À une attristée d’ambition », p. 95.) C’est ce sarcasme si particulier, me semble-t-il, qui fait le charme du Coffret de santal – et de la poésie de Cros en général.
Parce qu’on peut aussi résumer le recueil ainsi, par une phrase qui ne s’y trouve pas : Allez tous vous faire foutre ! (Elle résume également une partie de cette littérature fin-de-siècle à la gestation de laquelle Cros contribue : tout Jarry, tout Bloy, tout Darien, presque tout Mirbeau…, quoique chacun de ces écrivains l’entende à sa manière.) Ça ne signifie pas que l’auteur méprise un lecteur indispensable à la réalisation de sa catharsis : « Quand j’aurai fait ces vers, quand tous les auront lus / Mon mal vulgarisé ne me poursuivra plus » (« Lento », p. 105).
Le recueil s’ouvre ainsi : « Quand on fouille au fond de ce coffre, / Sauf quelques fleurs sèches, il n’a / Rien qui ne soit à toi, Nina ». C’est beau. Aussi beau que Nina de Villard trois ans avant sa mort. Mais – in cauda venenum déjà ! – le dernier vers de la dédicace annonce la couleur : « Prends-le ; rends fier celui qui l’offre : / Charles ». En d’autres termes, destiné à valoriser l’auteur-artisan au moins autant qu’à plaire à sa destinataire, ce cadeau n’est pas gratuit. D’entrée, le poète est terriblement seul.


Seul en société : « Dans la cohue où tu te plais, / Regarde-moi, regarde-les, / Et tu comprendras mon silence » (« Excuse », p. 103). Seul au début d’une relation amoureuse : « Même au temps des premiers regards, / Je la savais vaine et perverse » (« Rancœur lasse », p. 109). Seul même avec celles qu’il aime et qui l’aiment : « Ne me dis rien de mes maîtresses, / Je ne compte pas tes amants » (« Triolets fantaisistes », p. 89). Seul… lorsqu’il est seul, car même ses introspections semblent stériles : « je trouve que mon âme est comme une maison désertée par les serviteurs » (« Lassitude », p. 213).
Cros s’adresse à toutes sortes de créatures, dans ses poèmes : à des femmes, naturellement, mais aussi à Théophile Gautier et à sa « Moribonde » : « Elle et toi, jeunes, beaux, pour ceux qui t’auront lu / Vous vivrez » (dans « Morale », p. 166). Aux « lecteurs à venir » « qui n’êtes pas nés » (p. 167 ; voir aussi la « Préface »). Et même à des chats, dans « À une chatte » (p. 100-101) et dans cette « Berceuse » qui me plaît beaucoup – « Puis, hors du lit, au matin gris, / Nous chercherons, toi, des souris / Moi, des liquides / Qui nous fassent oublier tout » (p. 141)… Autrement dit, si le poète ne manque pas d’interlocuteurs, ceux-ci manquent de conversation – trop occupés, trop morts, pas assez nés ou trop miauleurs.
« Il faut que la beauté vivante, écrite ou peinte / N’ait rien des soucis du chercheur. / Et si la rose avait à composer sa teinte / Elle y perdrait charme et fraîcheur » (« À une attristée d’ambition », p. 96) : une fois écartée la tentation de l’artifice revendiqué, telle que s’y abandonna Baudelaire ou plus tard Huysmans / Des Esseintes, que reste-t-il à l’homme réduit au monologue ? Quelques pratiques dans lesquelles, par chance ou par métier, Cros n’est pas mauvais. (Le mal dont souffre Cros n’a rien d’unique. La réussite avec laquelle il y a remédié n’a rien d’universel…)
Ce qui reste, ce sont les rengaines un peu provocatrices du génial « Hareng saur » ou de la « Chanson des sculpteurs » – « Proclamons les princip’s de l’art ! / Que tout l’mond’ s’entende ! / Les contours des femm’s, c’est du lard, / La chair, c’est d’ la viande » (p. 177). C’est le goût de l’image vive et laconique au détour de deux vers : « Là, sèchent des chiffons que de leurs maigres bras | Les femmes pauvres ont rincé. En bas, des rats » (« Le Fleuve », p. 75). C’est cette affreuse lucidité qui, le temps d’un « Drame en trois ballades », prend des accents médiévaux : « Que ma ferveur soit louée ou blâmée, | Je veux t’aimer, n’ayant meilleur loisir » (p. 137).
Tiens, reprenez ces deux vers : celui-ci correspond au premier résumé que je proposais, celui-là au second.


P.S. – Deux points que je ne suis pas arrivé à caser dans cette critique : la bonne préface d’Hubert Juin dans la collection « Poésie / Gallimard » et la (relative) faiblesse des pièces du deuxième quart du recueil.

Alcofribas
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le 14 févr. 2019

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