J’ai seulement feuilleté la Zone du Dehors, ce qui a peut-être son importance.


La première partie du Dehors de toute chose est une sorte de florilège de la Zone du dehors : Benjamin Mayet a lu l’ouvrage de Damasio et en a tiré des passages qu’il a mis bout à bout et structurés en cinq sections. Dans la novlangue arty / bobo qui semble tenir lieu de glossaire au monde du spectacle vivant après avoir achevé de nécroser l’art contemporain, ça s’appelle « Le Dehors de toute chose d’Alain Damasio architecturé par Benjamin Mayet », les parties s’appellent mouvements, et le tout est censé être présenté sur une scène.
L’avant-propos nous enseigne que ledit spectacle « a acquis son savoureux statut de manifeste volté et gagné ses galons d’objet scénique en perpétuel devenir » (p. 9), ce qui signifie sans doute quelque chose mais dans une langue inconnue de moi. Et la chose illustre remarquablement, de façon trop peu condensée hélas, ce style lénifiant, pseudo-poétique, faussement modeste et tout à fait pédant (1) par lequel n’importe quel singe qui a fait le club théâtre de son lycée ou pris l’option « Arts plastiques » au bac se prend pour un Ââârtiste. (Qu’il ait séché le club « accord du participe passé au-delà de la première phrase » est une autre histoire.)
J’ignore comment je le prendrais si j’étais Damasio, mais le fait est que son œuvre semble attirer comme des mouches ces pseudo-rebelles qui me les brisaient déjà menu quand j’étais en première L et qui ne se sentent plus pisser maintenant qu’ils pratiquent la mise en voix, en espace ou accessoirement en bouche – la recherche de financement, ouais. Trop bon ou trop con, Damasio semble ne jamais les envoyer bouler.
Sans déconner, si j’avais voulu rencontrer des types convaincus d’avoir porté un coup définitif au capitalisme en concluant un texte par « Que nous apprenions enfin à être libres. Ensemble. » (p. 11), j’aurais fait « Nuit debout »…


J’en arrive à la partie de l’ouvrage écrite par Damasio lui-même, intitulée « La Zone du dedans : Réflexions sur une société sans air ». Et le texte de Damasio présente par rapport à celui de Mayet le même écart qu’entre un sympathique repas en amoureux et un sandwich triangle sur une aire d’autoroute, vite fait, en solitaire. Autant l’un transpire la suffisance, autant l’autre pue l’intelligence.
Dix-sept ans après, l’auteur y revient sur son premier roman – « Ce que la Zone du Dehors a raté… » (p. 43). Il propose des réflexions aussi bien sur le monde que sur la littérature, ce qui dans son cas revient au même. Ainsi « Dans un roman d’anticipation, le plus délicieux, rétrospectivement, est ce que le roman n’a pas su anticiper : la tache aveugle sur la rétine prospective – et ce qu’elle révèle » (p. 43). Ce en quoi on ne saurait tout à fait lui donner tort, comme pour la plupart des remarques qui s’enchaînent dans « La Zone du dedans ».
Pourtant, Damasio utilise presque le même langage qu’un Mayet. Mais tout est dans ce presque. D’une part, il lui donne infiniment plus de relief, que ce soit par les néologismes auxquels n’importe quel de ses lecteurs a dû être sensible, ou par des passages un peu plus vigoureux (« La sacro-sainte pute que cette sécurité-là ! », p. 50) qu’un quelconque borborygme de metteur en voix.
D’autre part, Damasio montre que lorsqu’il utilise les mots, il connaître, maîtrise et exploite leurs sens. Sous sa plume, un passage tel que « Le contrôle s’impose et descend, donc – tout autant qu’il monte et se réclame. […] / Il y fut aussi de l’intercontrôle : à savoir du contrôle réciproque et croisé, d’égal à égal, imposé et reçu, cybernétique et bouclé » (p. 48) a un sens, parce que la langue, pesée, y est manifestement le fruit d’une authentique réflexion, bien loin des sensations de création de l’autre (1).
Car l’ouvrage illustre, peut-être malgré lui, deux postures opposées quant au rôle de l’artiste. « Je bénéficie d’une reconnaissance et d’une légitimité qu’on leur déniera [aux déclassés] presque toujours (privilège de “l’artiste”, cet idéal du capitalisme nouveau : autonome, créatif et mal payé) » (p. 68) : quand Damasio en parle en une phrase, il y a déjà plus d’idées que dans les quarante premières pages.


(1) « J’ai pourtant la sensation d’avoir créé une forme singulière de manifestation du dehors » (p. 7).

Alcofribas
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le 8 janv. 2020

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