Ca me paraît très (trop ?) ambitieux de vouloir répondre à cette question, même si ce livre soulève des hypothèses séduisantes pour tenter d'expliquer le chaos mondial dans lequel nous évoluons gaiement.


Déjà peut-on analyser notre monde sans recul historique ? Qu'est-ce qui me dit que les problématiques liées au fait que Dylan, étudiant américain souhaite s'identifier à une licorne obèse multicolore à l'université, ce ne sera pas perçu comme un épiphénomène ridicule relégué au même rang que la tektonik, d'ici 150 ans ?


Même Trump, qu'est-ce que c'est ? Un énième chef d'état sans véritable pouvoir, pieds et poings liés d'une institution certes puissante (et encore, une puissance en déclin), d'un pays sans nom qui n'existe que depuis moins de trois siècles. Son élection est-elle si déterminante, ou révélatrice de quoique ce soit ?


Sommes-nous vraiment à un carrefour "historique", à ce moment déterminant où l'histoire cesserait et où l'on rentrerait dans un univers dégénéré que les auteurs qualifient de "post-histoire" ?



Il fut un temps préhistorique où les êtres humains ne se différenciaient pas encore de la nature. A quel moment le cordon ombilical a-t-il été coupé d'avec le règne animal ? Si on ne peut dater l'entrée dans l'Histoire avec précision, on peut observer qu'à partir des grottes de Lascaux, la séparation est accomplie. Le langage, l'art, les rituels, l'interdit de l'inceste, l'invention de l'outil et du jeu sont les premiers instruments dont l'humanité se sert pour se séparer de son animalité. Et l'homme a désormais entamé le processus inverse en exprimant son désir de retour à la vie animale, et tout ce qui accompagne cette régression, notamment la destruction de l'art et du langage, donc de la littérature.



L'absence inévitable de recul, le fait d'avoir en permanence la tête dans le guidon dans une société "hyper-connectée" où l'information et la fausse information se propagent à toute vitesse, où l'anecdotique et l'essentiel sont mélangés sans tri préalable, contribuent à créer un miroir déformé du monde dans lequel nous vivons.


La multiplication de l'information a pour corollaire une perception de plus en plus indirecte du monde - et donc beaucoup plus trompeuse.
Une infinité d'intermédiaires rapportent, compilent, et transforment cette série d'informations que nous ne pouvons pas appréhender directement, sans filtre, ce qui fausse notre rapport au monde.


Un exemple peut être stupide : Si quelqu'un laisse BFM TV 24h/24, il pourrait être très angoissé et croire que la France vit dans un chaos absolu avec des centaines de morts par jour (notamment du fait du corona, big up à notre ami le professeur Salomon qui égrenait le nombre de morts soir après soir, avec le ton le plus lunaire qui soit), mais y a-t-il plus ou moins de morts de maladies virales que les années passées ? 100 morts sur une échelle de 60 millions de personnes, est-ce déterminant ?


Prenons l'exemple des gilets jaunes : A l'occasion de plusieurs journées d'action, je me trouvais sur les lieux par pur hasard, avant, pendant et après les manifestations, et de mon point de vue je n'avais pas ressenti de danger particulier, je trouvais même ça un peu pépère (surtout post manif, où régnait un calme de mort).


Au retour à la maison, j'allume BFM pour voir le direct, et là on a l'impression d'être dans New York 97 de John Carpenter... La perception est totalement faussée, ça n'a absolument aucun rapport avec ce que j'ai pu voir dans les mêmes lieux, et de mes propres yeux (qui eux aussi peuvent me tromper par ailleurs). Mais l'effet de répétition de BFM, ces gros plans constants sur les journalistes aux sourcils froncés, aux regards sévères, aux tons monocordes, ces gros plans bis sur une flammèche, ces intervenants pseudo experts outrés qui alignent les poncifs, tout ce dispositif provoque une profonde angoisse qui travestit le réel.


Dans ces conditions, comment tu veux comprendre le monde qui t'entoure, les sociétés américaine et mondiale, ainsi que la promesse rudement enthousiasmante du match retour Macron-Le Pen en 2022 ?


Compliqué quand même. Le livre vend un peu du rêve au départ en mode "vous allez voir ce que vous allez voir, tous les médias n'ont rien compris, mais nous on va vous les expliquer les vraies raisons de l'élection de Trump*" - ce qui m'a légèrement inquiété au départ, avant de revenir à des ambitions plus modestes sur la fin du livre (et peut-être un peu naïves avec cette invitation finale à créer des groupes de rencontre pour comprendre et changer le monde - pas sûr que cela soit suffisant pour inverser la marche des événements).


Le livre est dense, et soulève de nombreux sujets, tout en restant très pédagogique et clair.
L'idée classique étant que Trump est finalement tout aussi d'extrême droite que Clinton (avec des prétendues "victimes" encore plus fascistes que les fascistes dans leurs méthodes), que le monde est devenu un carnaval généralisé (ce sur quoi j'ai quelques réserves, là encore le monde réel n'est pas un carnaval, le carnaval n'est qu'un masque médiatique réservé à la télé. le monde réel est amorphe et sinistre. Le vrai carnaval c'est les gilets jaunes, le carnaval ayant toujours été une subversion salutaire remettant temporairement les puissants à leur place), qu'il y a une distorsion globale des concepts, une perversion du sens des mots, et que la gauche n'est pas la gauche.


A ce sujet, il y a une excellente postface de Franck Fishback qui analyse parfaitement l'abandon par la "gauche" des problématiques sociales pour les problématiques sociétales, ce que j'appelle un contrefeu.


On appâte le chalant avec une promesse de progrès sociétal (donc prétendument de gauche), pour ignorer les vraies problématiques liées à l'économie et au partage des richesses. On va te vendre du mariage pour tous, de la pma, de la gpa, dans un sectarisme invraisemblable (c'est-à-dire que si tu t'en fous, t'es ipso facto catégorisé comme réac de droite), et tout cela pour te faire oublier que t'es un gros prolo qui doit obéir aveuglément à son patron pour engraisser des actionnaires qui font de l'évasion fiscale au Panama.


Toutes les catégories y passent, les antispécistes (quelques tacles rigolos sur Aymeric Caron), les féministes, les antiracistes, les transhumanistes, les LGBTistes, avec l'impression que c'est la prime pour celui de ces groupements qui sortira la plus grosse énormité.


Y a toute une partie très intéressante sur les sectes "gnostiques" (que je ne connaissais pas du tout), et qui existaient dès le 1er siècle de notre ère, et un parallèle fait avec le film "Matrix" des frères devenus soeurs Wachowski.


Le principe est assez simple : ces gens détestent la matérialité du monde dans lequel ils vivent, ils détestent leur corps et s'imaginent que leur esprit transcende tout ce bordel. D'où Matrix et ce monde simulacre duquel les héros peuvent s'évader s'ils prennent véritablement conscience d'eux-mêmes et parviennent par la seule force de leur esprit à se séparer de leurs contraintes matérielles illusoires. D'où Larry et Andy qui peuvent devenir Lana et Lily alors qu'ils auraient plus la gueule à s'appeler Robert et Michel.
D'où Dylan qui se rêve chaque matin avant l'appel de la classe, en licorne obèse multicolore.


Mais d'où vient ce bordel ? Qui a eu cette idée de développer ces concepts et théories en carton ? Quelle est la conne qui a cru bon d'inventer le concept de "fragilité blanche" ?
Quelle est la source de ce mouvement, présenté comme un mouvement de fond ?
Qu'est-ce qui le motive ? Qui en tire les ficelles ? Quel est le projet de ce lobbying présenté comme absolu et tout puissant (conditionnant même les bourses des étudiants à l'université, ou en école de journalisme) ?


Je reproche au livre de ne pas vraiment creuser cet aspect-là et de rester en surface. De parfois céder à la facilité en s'extirpant de ce bourbier par l'explication psychologique du type "ce sont des pauvres gens en mal d'affection ou de science-fiction".


Je ne sais pas qui tire les ficelles, mais je reste persuadé que ces nouveaux débats (ineptes) ne sont qu'un étage supplémentaire (parmi d'autres) d'une fusée visant à consolider la domination d'une toute petite minorité sur la majorité.


D'abord par la méthode du contrefeu : on agite de faux débats pour cacher les vrais enjeux. Et ensuite via la logique du "diviser pour mieux régner".
Et cette logique prend tout son sens dans un monde où les hommes sont "atomisés", éclatés, isolés, éloignés les uns des autres toujours plus facilement grâce à une technologie galopante, et où l'accès direct à l'information n'est plus possible. La possibilité de faire un groupement qui dépasse des clivages anecdotiques et fumeux est réduite à néant. La véritable contestation est tuée dans l'oeuf.


Le monde peut ainsi poursuivre sa bonne marche, et advienne que pourra !



Quelques liens intéressants sur le sujet :



La bouffonnerie de l'université d'Evergreen :
https://youtu.be/u54cAvqLRpA
Des étudiants tarés exigent que les blancs quittent l'université pendant un jour, pour "lutter" contre le racisme. Ca tourne mal. Un exemple intéressant, parce que suite à cette embrouille, l'université s'est fait déboiter, et plus personne ne veut s'y inscrire. Ca montre bien que l'idéologie du "progrès" a finalement bien peu de poids en pratique (elle a un poids symbolique par la faculté qu'ont ces groupements à s'accaparer les réseaux, sociaux notamment et à y faire pression - Mais dans le monde réel ils ne représentent pas grand chose).


Un type qui se transforme en lézard extra-terrestre après s'être amputé les oreilles et le pif (beurk)
https://www.midilibre.fr/2020/09/16/modification-corporelle-extreme-le-montpellierain-black-alien-va-plus-loin-et-se-fait-retirer-le-nez-9074423.php?fbclid=IwAR3afzeiTSYMfit61_a3_NftPeFwmdu2Ecw00QGRmN3rwqjj_qLy9gFAcgc


Des vidéos très intéressantes du Stagirite :
- L'analyse fine d'"élection piège à cons" de Sartre,avec la question de l'importance du groupe pour agir en lieu et place de l'individu isolé :
https://youtu.be/r0zqHCb8SJ8
- Evocations du Bloc Bourgeois :
https://www.youtube.com/watch?v=l3l1S5ZYENQ

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le 18 sept. 2020

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