Oui, les rêves des humains sentent affreusement mauvais.

Je suis tombé sur ce machin complètement par hasard, ou plutôt c'est lui qui m'est tombé dessus, l’ayant fait tomber d’une étagère pour le moins mal rangée. Intrigué par la couverture (auteur slave, roman-lexique, khazar, et une mention comme quoi il en existe deux versions) je l’ai pris et il a ensuite moisi quelques années sur mes étagères. Il suffit de pas grand chose pour qu’un livre nous arrive entre les pattes…


Avant toute chose, les Khazars étaient un peuple semi-nomade d’Asie centrale ayant vécu entre les VIIe et Xe siècles. En 737, leur royaume a été écrasé par les armées d’un prince arabe et ils ont dû se convertir à l’Islam et jurer allégeance au Calife. Ce qui n’a pas duré 3 ans, du fait de luttes internes et de l’intervention de l’empire byzantin. De fait, en 740, pour maintenir leur indépendance face à l’Islam et au Christianisme qui était également à ses portes, les Khazars se sont convertis au Judaïsme. Arthur Koestler a ensuite écrit un livre, La Treizième tribu, à ce sujet, suivi de nombreux historiens et, finalement, de Shlomo Sand, qui voyaient dans les Khazars l’origine des Ashkénazes et de la diaspora. La polémique a gonflé, et encore en 2014, un chercheur de Jérusalem, Shaul Stampfer m’apprend Wikipédia, soutient qu’« une telle conversion, même si c’est une histoire merveilleuse, n’a jamais existé » et ne se base sur aucune preuve archéologique (bien qu’il ne soit en rien spécialiste de la période médiévale).


On ne sait pas trop quelle est la part de légende et de réalité dans l’histoire des Khazars, et c’est précisément là que commence le livre de Pavic. Il semblerait cependant que les Khazars aient bien disparu au Xe siècle, possiblement après avoir été forcés d’adopter une des trois religions monothéistes. L’auteur nous donne une version succulente de leur disparition, d’ailleurs.


Le Dictionnaire khazar nous raconte donc la polémique du point de vue de chacune des trois religions. Il est ainsi découpé en trois parties, contenant un ensemble de légendes rassemblées par différents scribes de ces religions au fil des siècles. Le point de départ pour l’auteur est un rêve du Kaghan, leur chef, dans lequel un ange descend du ciel pour lui dire que « Le Créateur approuve tes intentions mais Il réprouve tes actes ». Il entreprend alors de réunir un représentant de chaque religion, et il adopterait celle de celui qui analyserait le mieux son rêve. Évidemment, chacun raconte l’histoire à sa manière et dans le livre chrétien les Khazars se sont ainsi convertis au Christianisme à l’issue de la réunion.


Évidemment (bis), le livre ne se résume pas du tout à ça. La couverture qualifie le bouquin de "roman-lexique", et effectivement, toute l’histoire est rangée sous forme d’articles par ordre alphabétique, chacun contenant des entrées vers d’autres articles, ce qui fait du dictionnaire le premier roman hypertexte. Libre au lecteur de lire dans l’ordre qu’il veut : du début à la fin comme un livre classique, ou, comme j’ai fait, en commençant par les articles présents dans les 3 livres (l’histoire des Khazars, du Kaghan, de la princesse Ateh, et de la polémique Khazare). Libre aussi à lui de lire dans un ordre totalement aléatoire, mais il serait vraiment dommage que vous oubliiez une entrée en faisant comme ça.


Parmi les autres entrées, on y trouve plusieurs versions d’un autre fil conducteur que le lecteur devra reconstituer dans sa tête. Il s’agit de l’histoire de deux hommes, jamais éveillés en même temps, qui rêvent la vie de l’autre dans leur sommeil. La conclusion est, là encore, succulente. Le rêve tient une place particulière dans le livre, puisqu’il est au centre du paganisme khazar. Ainsi, c’est véritablement tous les articles, et dans toutes leurs versions, qui s’entrecroisent (comme les deux légendes différentes sur des gens qui inscrivent des choses sur la carapace des tortues. Le premier envoie des tortues et on ne sait pas si ce sont les siennes qui reviennent ou si quelqu’un d’autre fait la même chose ailleurs…). Les deux hommes, comme par hasard, sont liés par une intrigue sur la création d’un dictionnaire khazar qui rassemblerait tout ce que l’on sait sur eux… La métafiction est au cœur du livre : celui que vous tenez dans les mains étant le dernier.


Reparlons de la forme. En nous servant une narration éclatée et contradictoire, l’auteur avoue sa volonté de faire un livre sans début ni fin, dont l’ordre des articles change du tout au tout selon la langue de traduction (traduit dans presque 40 langues, pour vous donner une idée de l’importance du machin). Les articles présentent donc la polémique du point de vue des scribes, l’histoire des deux hommes, mais également des légendes diverses, voire des paraboles, comme l’histoire d’une femme qui ne peut pas atteindre l’école qu’elle cherche ou celle des deux derniers exemplaires du dictionnaire khazar de 1691, l’un étant cadenassé dans un coffre perdu, l’autre étant empoisonné (ce qui rappelle le Nom de la rose ou le Jing Ping Mei, ce dernier ayant été écrit, selon la légende, dans une encre empoisonnée pour se venger d’un mandarin. Mais je digresse). Car raconter une histoire unique avec une conclusion n’est pas le but de l’auteur, au contraire les contradictions, les double-sens et les différents niveaux de lecture, et finalement ce qu’on retient de la lecture, sont laissés à l’appréciation du lecteur (un bon point pour l’auteur, c’est qu’il ne nous prend pas pour des cons).


On y retrouve des contes, des légendes, des paraboles, des archives historiques, une narration romanesque, et même une correspondance dans la "polémique de 1982" (date de sortie du livre). Ce qui frappe avant tout, c’est l’écriture. Car l’auteur est capable de restituer ses différentes parties dans leur style propre (le conte a vraiment l’air d’un conte, les compte-rendus sont écrits dans la plus pure tradition des hermétismes religieux, les légendes ont l’air de vrais mythes, etc.), et parce que le style est tout plein d’aphorismes et éminemment poétique (Pavic est aussi un poète en son pays).


L’auteur s’exalte dans la préface que la fin du livre change selon la langue. C’est oublier tout de même que la fin, la vraie fin, est contenue dans ses appendices, qui tiennent lieu d’épilogue et que, pour le coup, vous devez vraiment lire à la fin. Le premier confirme l’histoire des deux rêveurs que vous avez dû reconstruire dans votre tête, le second conclue la polémique khazare de 1982, tandis que le troisième s’adresse au lecteur. Car le livre est sorti en deux éditions différentes à l’origine : masculine et féminine (ce qui n’est pas du tout anodin), qui ne diffèrent que d’un seul paragraphe dans le livre juif. Je vais d’ailleurs en faire la citation de cette critique (puisque j’en mets toujours une) puisqu’elle apparait dans la préface. Aucun spoil donc. Les rééditions ultérieures (aujourd’hui toute épuisées… Il serait temps qu’un éditeur le réédite) se basant sur la version féminine et rendant la différence en préface (version androgyne), voici donc le passage masculin :



Et il me tendit les quelques pages photocopiées qui étaient posées sur la table.



J’aurais pu faire feu à ce moment-là. L’occasion ne pouvait pas être plus propice – dans le jardin il n’y avait qu’un seul témoin – et c’était un enfant. Mais tout se passa autrement. Je tendis la main et saisis ces pages bouleversantes, que je t’envoie aussi par ce courrier. En les prenant, au lieu de tirer, je regardais ces doigts sarrasins aux ongles comme des noisettes et je pensais à l’arbre dont parle Halévi dans son livre sur les Khazars. Je songeais que chacun de nous est un arbre : plus nous nous hissons vers le ciel et vers Dieu à travers la pluie et les vents, plus nous sommes obligés de creuser avec nos racines à travers la boue et les eaux souterraines en direction de l’enfer. C’est avec ces pensées que je lus les pages remises par le Sarrasin aux yeux verts. Je restai stupéfaite et demandai au docteur Mouaviya d’où il tenait ces textes.



Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le livre, mais j’arrête ici, cette note est déjà assez bordélique (et j'ai résisté à la tentation de classer les paragraphes par ordre alphabétique...). L’un des premiers romans post-modernes doit absolument être dans vos bibliothèques.

Finnegan
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le 27 juin 2015

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