Il a exactement le sens de ses termes : le festin NU – cet instant
pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de chaque fourchette



Le Festin Nu traîne derrière lui une réputation de livre sale et violent, pétrit de sexe, de drogue et d’autodestruction. Et en effet tous ces thèmes sont bien évoqués, mais dans une perspective où la drogue et sa folie se retrouvent retournées contre elles-mêmes.


Le Festin Nu est agencé, construit selon une méthode littéraire, le cut-up. L’idée est de prendre (ou d’écrire) un certain nombre de textes, de les mélanger ensemble afin de produire un texte nouveau qui révélerait le commun de tout ces textes, leur inavoué disons. D’où l’impression de chaos à la lecture du Festin Nu. Mais cet impression de chaos ne paraît pas si étrange, car ce qui fait le commun dans l’éclatement de la narration et des personnages, c’est bien la came, sorte de ciment pour tout le récit.


La drogue c’est une machine à réifier. La réification, pour prendre une définition, c’est l’acte de d’appréhender quelque chose d’abstrait (concept, idée) comme un objet concret. Nous retrouvons cette opération de transformation avec la prise de substance. L’hallucination devient effective par l’écriture du Burroughs (Le Festin Nu fourmille d’exemples). De plus, la réification est suggérée en premier lieu par l’action de se droguer : il suffit d’avaler, de se piquer pour que toute une série d’idée se manifestent et viennent modifier la représentation du monde. Grâce a une action spécifique, l’abstrait (la série d’idée) devient concret (modification de la représentation du monde). Bien entendu la réification conserve le caractère rigide et artificiel de l’abstrait. Le Festin Nu est tributaire de cette logique, tant par son côté artificiel (le cut-up, réorganisant de manière artificielle le récit pour qu’il soit au plus proche de l’hallucination induite par la drogue) et rigide, cette fois-ci signifié par le besoin (Burroughs en fait de l’algèbre).



Héroïne-opium-morphine-palfium : tout ça pour te délivrer du singe, le singe monstrueux du besoin qui te ronge la nuque et te grignote toute forme humaine… Mais le résultat est invariable… C’est le singe qui connaît l’Algèbre…



Le résultat est invariable : l’expérience induite par la drogue peut bien changer, le résultat sera le même, c’est-à-dire la redescente et le manque. L’aliénation donc. Tout le système abstrait de la drogue est fermé : le drogué patauge dans de l’abstraction surréelle et se confronte à la rigidité de l’abstrait par le manque. Qui a dit que l’abstrait n’était pas une expérience concrète ? Le drogué (ou le psychotique comme on veut) en fait l’expérience, et nous le dit.


Or Le Festin Nu n’est pas un livre qui décrit simplement la drogue pour mieux la condamner façon psychologue puritaine américaine. Je disais que la drogue était le ciment du Festin Nu, et comme ciment, il contamine bien d’autres aspects. Il ne faut pas oublier la fameuse phrase de Burroughs : "Langage is a virus". Le cut-up, en réorganisant tout, fait communiquer tout les sens possibles d’un texte, fait pulluler le sens comme une maladie. Et ce pullulement vient frapper la politique, le sexe, la médecine surtout. La médecine n’est-elle pas ce lieu d’expertise et de contrôle (cela va souvent ensemble) où le drogué et le psychotique sont pris dans des logiques tout aussi aliénantes, à la différence que ces dernières sont considérées comme raisonnables. Ainsi Burroughs produit des médecins à la fois délirants et froids (Benway en tête), produisant des techniques d’aliénation tout autant que le ferait l’Algèbre du Besoin.



Je réprouve la brutalité, disait-il alors. Elle n’est pas efficace. D’un autre côté, une certaine forme de persécution excluant toute violence physique peut donner naissance, si elle est appliquée de façon prolongée et judicieuse, à un complexe de culpabilité spécifique. Il est indispensable de retenir quelques règles, ou plutôt quelques idées directrices. Le sujet ne doit pas voir dans ce mauvais traitement une agression de sa personnalité par quelque ennemi antihumain. On doit lui faire sentir que la punition qu’il subit, quelle qu’elle soit, est entièrement méritée, c’est-à-dire qu’il est affligé d’une tare horrible – non précisée.



C’est pour le côté froid. Et le triomphe de l’abstrait aussi. La drogue peut être considérée comme une aliénation irrationnelle (« tu n’avais pas besoin de prendre autant de drogue») car non-nécessaire. Ici nous avons une aliénation parfaitement rationnelle, du contrôle en fait. Mais l’un comme l’autre a toujours affaire avec l’abstrait (dans la drogue il est subi, dans le contrôle, induit).



Vous savez, je crois que je vais revenir à la chirurgie de papa. L’organisme humain est d’une inefficacité scandaleuse. Au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ?



C’est pour le côté délire rationnel à tendance hygiéniste. Dans un esprit soucié par l’efficacité, c’est quelque chose de tout à fait souhaitable. Les deux propos procède la même logique (la réification donc). L’abstrait doit être concret tant pour le contrôle que pour l’efficacité du corps humain. Burroughs renvoie deux types de personnes (le drogué et le médecin) à la même aliénation.


Car comme l’on remarqué Deleuze et Guattari, dans le premier tome de Capitalisme et Schizophrénie, les idées des psychotiques ne sont pas si éloignées de la manière dont le capitalisme organise le lien social (la réification est assurée par le caractère fétiche de la marchandise, que je ne développerais pas ici).



Notre société produit des schizos comme du shampoing Dop ou des autos Renault, à la seule différence qu'ils ne sont pas vendables. Mais justement, comment expliquer que la production capitaliste ne cesse d'arrêter le processus schizophrénique, d'en transformer le sujet en entité clinique enfermée, comme si elle voyait dans ce processus l'image de sa propre mort venue du dedans ? Pourquoi fait-elle du schizophrène un malade, non seulement en mot, mais en réalité ? Pourquoi enferme-t-elle ses fous au lieu d'y voir ses propres héros, son propre accomplissement ? Et là où elle ne peut plus reconnaître la figure d'une simple maladie, pourquoi surveille-t-elle avec tant de soin ses artistes et même ses savants, comme s'ils risquaient de faire couler des flux dangereux pour elle, chargés de potentialité révolutionnaire, tant qu'ils ne sont pas récupérés ou absorbés par les lois du marché ? Pourquoi forme-t-elle à son tour une gigantesque machine de répression-refoulement à l'égard de ce qui constitue pourtant sa propre réalité, les flux décodés ?



La réponse à cette question, c’est (entre autres) le Festin Nu. Le psychotique (et je pourrais dire le drogué aussi) n’est pas le héros du capitalisme car il va beaucoup trop loin pour le capitalisme. Toujours Deleuze et Guattari.



La schizophrénie n'est donc pas l'identité du capitalisme, mais au contraire sa différence, son écart et sa mort. Les flux monétaires sont des réalités parfaitement schizophréniques, mais qui n'existent et ne fonctionnent que dans l'axiomatique immanente qui conjure et repousse cette réalité. Le langage d'un banquier, d'un général, d'un industriel, d'un moyen ou grand cadre, d'un ministre, est un langage parfaitement schizophrénique, mais qui ne fonctionne que statistiquement dans l'axiomatique aplatissante de liaison qui le met au service de l'ordre capitaliste. Qu'advient-il alors du langage « vraiment » schizophrénique, et des flux « vraiment » décodés, déliés, qui arrivent à passer le mur ou la limite absolue ? L'axiomatique capitaliste est si riche, on ajoute un axiome de plus, pour les livres d'un grand écrivain dont on peut toujours étudier les caractéristiques comptables de vocabulaire et de style par machine électronique, ou pour le discours des fous qu'on peut toujours écouter dans le cadre d'une axiomatique hospitalière, administrative et psychiatrique.



Le capitalisme arrive très bien à mettre des règles (la monnaie en premier) pour maîtriser l’ensemble des échanges marchands qu’il met en place. La monnaie, pour aller vite, est une marchandise (pièce de laiton et bout de papiers) qui assure la valeur de toutes les autres marchandises. La réification ici, c’est l’abstraction (une marchandise sert à tous les échanges) qui est vécu comme concret.


Pourquoi passer par la drogue pour montrer tout ça ? Pourquoi mettre en place des flux hallucinés, du pullulement de sens, dire que "langage is a virus" ? Précisément car tout ceci fait partie de notre monde capitaliste, mais que c’est à la fois suffisamment délirant pour signifier l’écart, pour prendre conscience que notre monde, dans ses aspects rationnels est aliénant. Si l’aliénation est générale et que nous sommes trop distrait par notre quotidien pour reconnaître les processus aliénants ; le psychotique ou le drogué, eux, sont en prise en directe avec ces processus aliénants. Et car ils sont au plus proche de l’aliénation, ils sont à même de saisir cette aliénation pour en faire quelque chose.


Le Festin Nu en est la preuve et la réponse.


Les citations de Deleuze et de Guattari viennent de L'Anti-Oedipe (premier tome de Capitalisme et Schizophrénie), pages 292-293.

Heliogabale
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le 12 juin 2016

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