De prime abord, « le lambeau » excite autant qu’il intimide. La presse dithyrambique, salue son confrère qui a, entre autres, officié à Charlie, Libé et France Inter (au masque et la plume). Ajoutons à cela, que Philippe Lançon a été la victime malheureuse et défigurée d’une bande de psychopathes décérébrés un matin de 2015, et on se dit qu’il va être difficile de ne pas adhérer. D’ailleurs des critiques il n’y en a pas, nulle part, tout le monde est unanime. Soit. Après tout, peut-être que ce livre est effectivement le chef-d’œuvre dont on célèbre le courage et la pudeur. Il ne l’est pas. En tout cas pas après son prologue : les 100 premières pages dont la tension, la rigueur, le souffle, il est vrai, accrochent véritablement les tripes - avouons aussi que cet intérêt est porté par un voyeurisme qu’on est en droit de trouver quelque peu malsain, le même réflexe mortifère qu’un conducteur éprouve quand il ralentit à proximité d’un accident...


Le problème c’est que passée l’odeur indiscrète du sang et de la poudre, au moment où tout se calme, où le corps de l’auteur se retrouve alité, il ne se passe plus rien. Plus rien de littéraire : le style devient redondant, s’essouffle, s’ampoule sans jamais vraiment s’allumer, des longues digressions morcellent l’histoire, les références culturelles sclérosent le récit, éloignent le lecteur même averti. Mais surtout Lançon n’a rien à dire ou si peu : rien à dire sur Charlie, son travail, rien à dire sur ses camarades disparus (sauf l’état de leurs corps au moment du drame), rien à dire sur le monde actuel et ce qui s’y passe, rien à dire sur l’hôpital français en déliquescence, rien à dire sur ses visiteurs, rien à dire sinon des choses tristement complaisantes. Rien à dire sur tous les sujets ? Non soyons justes, Lançon parle de lui, de sa vie passée, de sa vie peut-être future, du présent entre parenthèse, pourquoi pas après tout, c’est un témoignage. Sauf que, et c’est l’auteur qui le dit lui-même, avant le drame, Lançon avait une vie bien rangée, millimétrée, réglée comme du papier à musique, une vie « bourgeoise et parisienne », sans histoires, précisément Lançon n’a rien de spécial à « raconter », et cela ressurgit au détour de chaque phrase, chaque citation, chaque description, chaque réflexion, on s’ennuie ferme dans la tête de Lançon, rien ne dépasse, et on s’accable vite d’enjeux qui ne sont jamais présents, on s’agace même de n’avoir rien d’autre à lire que l’incapacité de l’auteur à s’extraire de la préciosité qui régissait son existence.


Non, Lançon n’a rien à dire, rien à transcender, il est toujours à côté : quand le journaliste prend le pas sur l'écrivain, il décrit des faits, si les faits sont extraordinaires ça marche, la preuve, mais quand les faits redeviennent ordinaires, médiocres, la banalité remonte le long de la plume jusqu’à l’auteur, puis comme une puce exsangue saute jusqu’au lecteur, les démangeaisons qui en découlent sont alors de plus en plus évidentes et désagréables... Malheureusement c'est pire quand l'écrivain veut prendre le dessus sur le journaliste : l'écriture qui avait forcément besoin du support d’un réel hors norme pour se sublimer tout d'un coup devient surjouée, l’auteur sent bien qu’il va falloir remplir le vide, boucher les trous, le trou béant de sa bouche qui ne peut plus s’ouvrir parce que bandée, alors il en rajoute, tente le contrepied de la frontalité et s’essaye à des parenthèses proustiennes sur le temps, la vie et les anémones ; c’est rarement réussi, parfois abscon, outrageusement creux, on finit par sentir le poids indigent des 400 pages qui restent. Lançon l’avoue d’ailleurs plusieurs fois : « Au journal, on me reprochait toujours de faire trop long »…


Tout cela ne serait pas bien grave s’il ne s’agissait du 7 Janvier, moment de bascule dans l’histoire de France, point d’incandescence de notre époque sur lequel il y avait tant à dire… Qui plus est, chose rare, voire exceptionnelle, une victime directe d’un attentat se propose d’en écrire le récit, soit l’opportunité de retourner la fatalité contre elle, une chance inespérée de regarder la laideur dans les yeux, l’asseoir sur ses genoux et l’insulter… Peut-être faut-il y voir la dérive narcissique de l’époque mais Lançon a préféré parler de lui, seulement de lui, toujours de lui, ponctuant comme excuses quelques portraits d’intimes ou d’inconnus de-ci de-là, pour au final mieux revenir sur son parcours, ses gloires, ses amours, ses emmerdes, c’est un choix, un choix qui appelait alors au Grand Style, mais de style l’auteur n’a que celui d’un journaliste de Libé, certes pas déplaisant mais sans envergure, le manque de talent n’est pas un problème quand il n’entraîne personne dans l’abîme, ça le devient quand il s’agit de se frotter à l’histoire et ses martyres : c’est gênant. À vrai dire, ce genre d’exercice condamne au chef-d’œuvre, il faut être sublime ou se taire, Philippe Lançon en était-il conscient ? A-t-il bien pesé le pour et le contre ? Ou la perspective d’un lecteur et d’une presse facile a été la plus forte ? L’orgueil est effectivement un pêché capital… Car Lançon avait une mission, en plus d’apaiser son âme, sa gueule cassée, il se devait d’honorer ses complices, à minima de les éblouir, la mission de nous expliquer pas seulement ce jour-là, pas seulement la rue Nicolas Appert mais tout le reste, nous expliquer la mort, le noir, la glace, nous expliquer l’inexplicable, nous expliquer la fine-fleur de la férocité, ce marteau qui était la langue de ses amis, nous expliquer la résistance et son essence, peu importe les imprécisions, les cris, les pleurs, la mission était de portraiturer le mal, et pas seulement la douleur qui l’a étreint dans une chambre de la Salpêtrière, mais le loup qui est venu le chercher un matin de janvier, le mordre et le déchirer. Sa mission c’était de ne pas faire le malin, jamais, nulle part, s’acoquiner plutôt d’une droiture baudelairienne que de circonvolutions proustiennes, de ne pas étaler la confiture sur les madeleines mais cueillir les fleurs maladives qui ont poussé dans les plaies de ces corps qu'il connaissait. Mais Lançon ne relève aucune de ces exigences, pire, et c’est toute la tragédie de ce genre de livre, libre de toute contingence qu’imposent les incertitudes de l’édition, comme par exemple trouver son lectorat ou puiser dans la modestie de celui qui peut se manquer et rester dans le noir, l’auteur s'autorise toutes les tiédeurs, il sait qu’il sera lu, quoiqu’il arrive, il a l’habitude, alors il en profite, il y a met du sien, ou plutôt du « moi », ce qui n’est la même chose (c’est même le contraire), il n’a pu se retenir, il a ouvert les vannes, un petit peu puis de plus en plus, c’était tellement bon, comme de la morphine, certes son corps souffrait et c’est humain, alors il est allé chercher dans les seringues de ses souvenirs, tous ses souvenirs, même les plus banals, toutes les drogues qui régissent la cosmologie de la mémoire, parfois du nombril, ces astres qui tournent autour de l’identité, en somme il s’agissait d’écrire non pas un témoignage, pas plus un réquisitoire, non plus qu’un pamphlet, mais une thérapie autobiographique (pardon pour le pléonasme), tout ça pour ça… Au final, il y a comme une nonchalance presque une indélicatesse dans les choix et la manière de dérouler son récit, une contradiction même, on peut regretter que l’auteur se prenne systématiquement au sérieux, qu’il ne se soit jamais mis au diapason de la politesse du désespoir qui animait ses comparses. Le choix a été celui d’une mise en scène de la douleur dont la pudeur semble parfois feinte et qui devient même, au fur et à mesure des chapitres, une forme insidieuse et exacerbée d’une certaine coquetterie : le meilleur moyen de rester digne dans la détresse n’était-il pas d’en dire peu voire pas du tout ? Au chantage à l’affectif dissimulé on passe alors assez complaisamment dans une forme de posture doloriste qui confine au malaise, mais le plus dérangeant reste qu’il y a aussi comme une prise d’otage en miroir à cet événement qui a été le prétexte à un livre, peut-être malgré lui, opportuniste : sera-t-on véritablement libres de dénoncer ces pages ? Pourra-t-on vraiment critiquer une victime ? Quelqu’un qui s’est fait flingué, défiguré et qui est resté des mois et des mois sur un lit d’hôpital ? Le pourra-t-on ? Le grand cirque médiatique parisien et ses suiveurs ont déjà répondu à cette question : nous étions (presque) tous Charlie, nous serons tous Philippe, et c'est bien le problème…

PierreSalvos
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le 6 août 2018

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