"Le Livre écorné de ma vie" est le dernier-né de la sublime collection Une Heure Lumière du Bélial', fruit du travail du défunt Lucius Shepard. Comme bien souvent avec l'auteur, difficile ici d'apposer un "genre de l'imaginaire", même si l'on a envie de chuchoter SF, mais ça n'est franchement pas si important que ça...
Une chose primordiale, en revanche, est mon rapport à Lucius Shepard. Cet auteur me sèche. Complètement. J'ai pas lu grand-chose, de lui: "Aztechs", "Louisianna Breakdown" et celui-ci. Mais chacun de ses récits me dévaste. C'est un sentiment étrange que de le lire: on y trouve chez moi un profond respect, un peu de crainte et beaucoup de dépaysement.
Le respect tient dans la richesse des intrigues et de l'écriture. Traduit par Jean-Daniel Brèque, ça n'est pas cette histoire qui viendra y déroger: c'est un plaisir exigeant de lire Lucius Shepard. Concernant le récit en lui-même, c'est encore un tour de maître. J'y retrouve un exotisme de l'imaginaire que j'ai parfois ressenti chez Dick, lorsqu'il poussait à l'extrême ses obsessions.
La crainte, elle, est bien réelle. C'est un écrivain qui m'impressionne. Et je sais, intimement, qu'il est capable d'écrire des histoires pouvant me briser ou me bousculer de façon durable ou définitive.
Enfin, le dépaysement n'est pas ici l'effort picaresque et naïf de certains récits d'aventure. Shepard a beaucoup voyagé au cours de sa vie et ne fait pas partie de ces mystificateurs pour lesquels la nostalgie teinte les souvenirs en doré. Oh non, c'est souvent sale et sans espoir, mais exotique.


"Le Livre écorné de ma vie" est donc l'histoire de Thomas Cradle, écrivain de fantasy, ayant une estime de lui-même assez faible (ce qui n'empêche pas l'ego de se manifester), découvrant un jour un bouquin écrit par un homonyme. En poussant la comparaison avec ce Thomas Cradle bis, la ressemblance semble dépasser la simple coïncidence: les auteurs viennent de la même ville, ont le même âge, le même éditeur et de surcroît, des intérêts très similaires... A la recherche de ce doppelganger, Cradle va refaire le trajet initiatique du roman, jusqu'à cette mystérieuse "forêt de thé" et au delta du Mékong, où la réalité semble se tordre...


Bon, vous mentionner Conrad, Coppola et autres serait une entreprise vaine. On y est, bien sûr: notre personnage va affronter son enfer personnel, va se confronter à ses apocalypses dans ce territoire asiatique désolé où les réalités s'effondrent les unes sur les autres pour ne laisser que des images fades et brouillées.
Cradle, à la recherche de la vérité, du sens derrière ce monde, va se plonger dans les vices de son homonyme et se laisser dériver le long du Mékong, tantôt en fumant l'opium, en baisant, en achetant des armes et en rationnalisant tout ça sans pression. Et vous comprendrez rapidement, dans le livre, le mystère derrière ces Cradle apparaissant ici ou là. Cela ne changera pas pour autant l'issue du livre: ça n'est effectivement pas la destination qui compte, mais bien le voyage.


C'est sombre et brillant. Shepard est au sommet de son art et livre ici un bouquin sale et intellectuel, qu'il sera bien difficile de haïr tant il est mené avec brio. C'est sans espoir et ne vous y trompez pas, ces quelques 130 pages vont vous paraître parfois bien longue.
Sorte d'autoréflexion à-travers un alter-ego amoral.
C'est donc absolument à conseiller.

Wazlib
9
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le 6 juil. 2021

Critique lue 189 fois

3 j'aime

Wazlib

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