« Car le mot d’ordre du bourgeoisisme est le principe inverti des forts – celui qui n’est pas contre moi est pour moi.

Si c’est à ce point de vue-là que nous envisageons l’âme du Loup des steppes, il nous paraît destiné à être un non-bourgeois par le degré même qu’atteint son individualité, car toute individualisation poussée à l’extrême se tourne contre le moi et tend à le détruire. Nous voyons qu’il a en lui des penchants violents à la sainteté comme à la débauche, mais qu’une faiblesse ou une indolence quelconque l’empêche de faire le saut dans l’espace universel, libre et farouche, et le laisse attaché à la lourde constellation maternelle du bourgeoisisme. Telle est sa place dans l’univers, tel est son enchaînement. La plupart des intellectuels, le plus grand nombre des artistes appartiennent à ce type. Seuls les plus forts d’entre eux pourfendent l’atmosphère du monde bourgeois et atteignent au cosmique ; tous les autres se résignent et consentent à des compromis, méprisent le bourgeoisisme et pourtant lui appartiennent, le renforcent, le glorifient, puisque, finalement, ils sont forcés de le réaffirmer afin de pouvoir vivre. Il en résulte pour ces innombrables existences non pas une grandeur tragique, mais un désastre et une infortune dont l’enfer même attise et féconde le talent. Les rares êtres qui s’y arrachent se retrouvent dans l’absolu et périssent admirablement, ce sont les tragiques ; leur nombre est restreint. Mais les autres, les enchaînés, dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, voient s’ouvrir devant eux un troisième royaume, un monde imaginaire, mais souverain : l’humour. Aux loups des steppes inapaisés, qui souffrent perpétuellement et terriblement, à qui est refusée la force nécessaire au tragique, au brisement dans l’espace étoilé, qui se sentent destinés à l’absolu et pourtant ne sont pas en état d’y vivre : à ceux-là, quand leur esprit est vivifié et assoupli par la souffrance se présente la voie conciliatrice de l’humour. L’humour reste en quelque sorte bourgeois, bien que le bourgeois véritable soit incapable de le comprendre. L’idéal disparate et enchevêtré de tous les loups des steppes se réalise dans sa sphère imaginaire : il devient possible non seulement d’accepter à la fois le débauché et le saint, de rapprocher les pôles opposés, mais aussi d’intégrer le bourgeois dans cette affirmation. »
Sisyphe
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le 29 janv. 2014

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