Qui se fait brebis, le loup le mange.
Harry Haller n'a qu'un seul ami et qu'un seul ennemi : Harry Haller. Convaincu de sa marginalité, il peine à trouver sa place dans la société. Un soir d'errance, il fait une rencontre qui va chambouler toutes ses certitudes.
Hermann Hesse signe ici un roman peu ordinaire derrière lequel se cache une ampleur et une densité invraisemblable.
Le style est poétique et tragique. Des métaphores exquises et de belles phrases le portent. Elles vont aider le lecteur à vivre les pensées de cet ermite asocial et torturé, avec lequel il pense n'avoir rien en commun.
Il faut en effet composer avec ce personnage devenu imbécile à cause de son intelligence. Il est lâche, présomptueux, intolérant et hautain. Il veut vivre mais souhaite mourir. Il pense que le suicide lui donne une forme de contrôle sur ce qu'il vit. Il se plaint de son mal-être mais se complaît dedans. Il prétexte une unicité pour ne se pas confronter à lui-même.
Sa justification est toute trouvée : il est double. Du loup ou de l'homme, il est sûr qu'il ne peut en rester qu'un. Il a peur de changer et ne veut pas se heurter à la possibilité qu'il se soit trompé. Il se cache derrière des mélodies de Mozart et des vins modestes. L'arrivée d'Hermine est inespérée.
Si il n'y prend pas garde, le lecteur peut aisément avoir l'impression qu'il est un spectateur condamné à écouter les délires d'un cas social. Il faudra leur prêter une attention inconditionnelle pour découvrir qu'ils sont d'une incroyable résonance.
Bien qu'elle soit pourvue d'une histoire d'une simplicité extrême, cette oeuvre peut facilement être considérée comme un essai philosophique, tant elle est lourde de sens.
Avec un tel héros, l'auteur fustige d'abord la contrepartie d'un grand intellect : l'intellectualisation excessive des choses. Cette faculté extraordinaire qu'a l'homme d'être empoisonné par la raison et de statuer sur des sujets dont il n'a jamais fait l'expérience. Tout est matière à subjectivité. Tout peut être prouvé et discuté. Par conséquent, l'action, l'expérimentation, est une source d'informations qui ne doit pas être négligée. C'est là où la vie s'exprime.
Hesse s'adresse à ceux qui sont obsédés par la recherche systématique du complexe et de l'intelligent. Il leur fait savoir que la légèreté peut apporter des émotions aussi puissantes qu'un texte de Nietzsche. Il n'y a pas besoin de prendre au sérieux quelque chose pour l'apprécier.
De même, un amour peut être intense sans avoir un être répondant à une liste de critères intellectuels et culturels en face de soi. Réciproquement, il est possible d'être aimé des autres pour une subtilité précisément parce qu'ils ne la comprennent pas et veulent la saisir.
L'écrivain se penchera également sur le rapport à la mort. Il est nécessaire de la craindre pour goûter l'existence. Et la religion la rend malheureusement désirable pour tous les désespérés puisqu'elle promet un au-delà fantastique.
De son côté, Haller, questionne à juste titre, l'héritage des cultures anciennes. Descartes, Pascal et autres penseurs deviendront-ils des ringards?
Le pseudo-schizophrène s'attaquera d'autre part avec pertinence à la thématique de la guerre. Celle-ci dit-il, est commune à tous les hommes. Pour l'éviter, il faut d'abord s'examiner soi-même.
Le Loup des Steppes, c'est encore un de ces bouquins mémorables pour lesquels il faudra être tenace. Son protagoniste est une vraie tête à claques. Il est insupportable car forcément miroir d'une personnalité que l'on ne connaît que trop bien. Mais son évolution progressive emplit petit à petit de chaleur et de joie. Le chemin vers sa transformation est passionnant et plein d'espoir. La complémentarité entre Harry et Hermine, merveilleuse.
L'homme est un loup pour l'homme. Pour lui-même comme pour les autres.
Il faut avoir le courage de se dompter et de se jeter dans sa propre gueule.
Le courage de se laisser mourir pour pouvoir vivre.