Au VIIe siècle A.F. (après Ford), la science et la société n'ont plus grand-chose à voir avec les modèles primitifs des temps du dieu Ford. En effet, la taylorisation élargie à divers domaines et plus globalement le capitalisme triomphant ont donné un nouvel élan à l'Humanité, qui a pu atteindre le bonheur et la stabilité auxquels elle aspirait depuis des millénaires. L'avancée des technologies a permis d'abandonner le système obsolète de la « naissance », ignominie sans nom, au profit de la décantation. Les spermatozoïdes sélectionnés rencontrent les ovules choisis de manière artificielle, et les embryons-fœtus sont ensuite retouchés artificiellement par des employés pour qu'ils obtiennent les capacités requises pour les métiers qu'ils occuperont plus tard. Il faut préciser que, Ford soit loué, la démocratie, ce système imparfait et inutilement idéalisé, a laissé place à un système de castes (alpha, beta, gamma, delta, epsilon) où chacun occupe une place utile à la société. Les alphas occupent ainsi les postes haut placés, tandis que les epsilons s'occupent des plus basses tâches. Toute possibilité de révolte ou de contestation est écartée par un simple état de fait : tout le monde est heureux ! Chacun est conditionné dès la plus tendre enfance pour aimer ce qu'il va être amené à faire plus tard grâce à une thérapie appropriée et à l'hypnopédie, l'apprentissage inconscient par le sommeil. Il arrive qu'un germe de malheur s'immisce dans le cerveau des individus, mais cette anomalie est rapidement corrigée par le soma, puissant antidépresseur sans effet secondaire indésirable. C'est ainsi qu'a pu émerger une société parfaite où tout individu ne peut manquer d'être heureux.


Parfaite ? John, le « sauvage » qui a été élevé par des Indiens et par sa mère civilisée, n'est pas de cet avis… Ramené à la ville par Bernard, alpha préoccupé par la société dans laquelle il vit, il va découvrir avec stupeur que le meilleur des mondes qu'on lui avait dépeint n'est pas aussi idéal que ce qu'il avait imaginé.


Le Meilleur des Mondes, ou Brave New World dans sa version originale, est un chef-d’œuvre d'imagination. Critique acerbe et très juste du système capitaliste, le roman développe un monde qui pourrait parfaitement être le nôtre après plusieurs siècles de développements fordistes de la science. Les pays industrialisés connaissent déjà les germes de cette dystopie. Inculquer la logique consumériste à nos contemporains ? C'est le rôle de la publicité ! Créer des humains au lieu de se contenter du processus naturel ? C'est ce que nous sommes de plus en plus tentés de faire avec la manipulation génétique ! L'art, la liberté, l'individualité voire l'éthique sont ainsi sacrifiés sur l'autel de la stabilité et du bonheur commun.


Le concept de dystopie trouve en Le Meilleur des Mondes un excellent exemple : le roman attire notre attention par une expérience de pensée sur un problème de notre époque présente. Le parallèle avec la société décrite dans 1984, de George Orwell, est tentant, même si celui-ci dépeint quant à lui une contre-utopie communiste. Cette dernière est d'ailleurs pire que la contre-utopie capitaliste d'Huxley, car le bonheur y est remplacé par la répression. Pas de soma, mais un Big Brother omniscient, symbole d'un Parti tout-puissant. Les esprits ne sont plus contrôlés par l'hypnopédie et les conditionnements pré- et post-nataux, mais par la langue elle-même, le novlangue. Enfanter n'est pas automatique mais constitue un « devoir envers le Parti ». Le plus gros point commun entre les deux œuvres est la stabilité atteinte, une forme de « fin de l'Histoire » puisque plus rien ne va changer. Dans le premier cas, la poursuite du bonheur empêche la remise en question des fondements de la société, sauf dans le cercle très restreint de ceux qui la dirigent ; le système de décantation empêche toute promotion et toute avancée sociale. Dans le deuxième cas, les dénonciations des proches, la répression et l'encadrement étatiques ôtent toute envie de rébellion ; la guerre permanente et la manipulation de vérité justifient quant à elles l'état de pauvreté des citoyens.


En bref, Le Meilleur des Mondes est un livre particulièrement intéressant par l'univers qu'il dépeint, porté par une écriture fluide et de qualité (en version originale en tout cas). Pendant et après sa lecture, il y a de quoi rester songeur quant aux fins du système capitaliste et sur la possibilité d'une meilleure société.

ChevalierPetaud
9
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le 20 juil. 2016

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