Au début du chapitre II, alors que le moine vient, durant un sermon enflammé, de mettre le peuple en face de ses vices (« Chacun des auditeurs fit un retour sur ses offenses passées, et trembla ») il se retrouve seul dans sa chambre et s’abandonne à l’orgueil.
Lewis nous introduit son personnage sans jugement externe : c’est le moine lui-même, se parlant à lui-même, qui déclare sa vanité; ses toutes premières paroles sont celles d’un pécheur notoire.
Sa perdition est amorcée en quelques lignes.

A partir de là commence la déchéance du moine, lente, définitive. L’écriture de Lewis, élégante, dans le style tout particulier de l’époque qui aligne adjectifs et métaphores, est particulièrement riche. D’autres histoires s’insèrent dans le récit principal, et servent l’escalade de l’horreur jusqu’à l’apothéose.
On pourra s’amuser du romantisme et de la description désuète des sentiments entre les personnages. Mais cette apparente naïveté est entièrement au service du fantastique; fantômes, nonne sanglante, démons, cauchemars ; Lewis traîne le lecteur dans un dédale monstrueux, sans le brusquer.

On remarque les fréquents passages censurés quelques années après la première publication (notifiés en bas de page dans l’édition Flammarion), qui surviennent régulièrement, et principalement lorsque le moine laisse traîner yeux et mains sur le corps des femmes. Curieuses coupures dans le texte d’origine, si l’on considère que les nombreuses fautes du moine (viol, inceste …) sont au centre du roman. La censure est donc anecdotique, puisque les passages les plus violents ne disparaissent pas, mais sont seulement allégés de quelques phrases pour donner à l’ensemble un caractère moins provocant.

La femme, « enchanteresse », « magicienne », est à l’origine de tous les vices, et appelle les plus ignobles actions. On ne peut que sourire à certains passages, gentiment piquants pour notre 21ème siècle :
« - Quand j’ai ôté mon voile, avez-vous vu, Antonia, l’effet que j’ai produit sur le comte ? Et quand je lui ai présenté ma main, avez-vous observé l’air passionné avec lequel il l’a baisée ? Si jamais j’ai vu symptômes d’amour réel, c’est bien sur le physique de don Cristobal !
Antonia avait observé de quel air don Cristobal avait baisé cette main; mais comme elle en avait tiré des conclusions quelque peu différentes de celles de sa tante, elle eut la prudence de se taire. Comme c’est le seul exemple connu qu’une femme ait jamais tenu sa langue, on l’a jugé digne d’être cité ici. »

L’oeuvre n’en demeure pas moins étonnamment scandaleuse pour l’époque. On y trouve un mélange stupéfiant d’apologie et de condamnation de la religion; si le moine est évidemment puni pour ses monstrueux crimes, d’autres passages évoquent le péché de chair de manière ambiguë; surtout, on remet souvent en cause l’infinie bonté de Dieu : « Pendant que la raison l’obligeait de reconnaître l’existence de Dieu, la conscience le faisait douter que sa bonté fût infinie; il ne croyait pas qu’un pécheur tel que lui pût trouver grâce. » « Abandonnez un Dieu qui vous abandonne ».
Tout l’intérêt de l’oeuvre se trouve dans cette ambivalence. Ici, Dieu n’est présent que dans les esprits, et les abandonnent, tandis que le Diable est une présence physique et multiple, douée de parole et d’action. On doute de l’influence de Dieu, mais jamais de celle du Diable. C’est ce dernier qui représente la toute-puissance face à la faiblesse des hommes -et de leurs croyances.

Un roman gothique qui ouvre la marche d’une fabuleuse manière. L’épilogue, véritable déchaînement d’horreurs, confirme l’audace stupéfiante d’un jeune homme du 18ème siècle.

Une oeuvre sublime, magistrale, d’une poésie cruelle.
Sarah_Beaulieu
8
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le 6 avr. 2014

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Sarah Beaulieu

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