Le monde d'hier fait partie de ces livres qu'une fois ouvert, on ne lâche plus jusqu'à la dernière page, pour finir hébété, fasciné, ahuri, meurtri face à une telle clairvoyance de l'esprit, un tel témoignage mêlant l'objectivité du savant à la subjectivité de l'artiste, de ce siècle fou que fût le XX siècle.
Si Stefan Sweig n'a pas le génie de l'écriture, ce dont il a parfaitement conscience, il a le génie de l'humilité, de celui qui parvient à s'effacer derrière son œuvre pour faire parler son époque, pour faire parler tous ces hommes du siècle passé. Le monde d'hier crie toute sa rage refoulée, cette même rage et ce désespoir qui conduira l'écrivain à se suicider quelque temps après. Le monde d'hier nous parle du monde aujourd'hui, nous rappelle à chaque instant la circularité mortifère de l'histoire
Ce livre est le témoignage d'une vie à la dérive, de cet homme exilé de sa patrie spirituelle, qui du jour au lendemain a perdu son statut d'écrivain de prestige pour rejoindre l'anonymat de la masse. L'écriture de Sweig, c'est toujours cette même fluidité quasi didactique (au bon sens du terme), qui va droit au but et évite les atermoiements afin de garder toujours son unique objectif à savoir la transparence et la clarté de sa pensée. Par cette écriture, nous atteignons toute l'empathie de cet homme qui considérait l'humanité comme un tout indivisible. Sweig a ce talent du conteur, de celui qui à l'art de faire revivre à travers ses mots tout le foisonnement et la richesse d'une époque. Cette époque c'est la Vienne de la fin du XIX siècle, ce monde de la sécurité, gardienne de l'Europe avant que ce château de cartes s'écroule aux premières bourrasques. Voilà la Première Guerre Mondiale, le temps du réveil des pulsions enfouies, de la sauvagerie la plus inhumaine, du déchirement des nations, du basculement du monde dans la barbarie la plus totale ; en l'espace de quatre ans c'est de 1000 ans d'histoire que l'humanité recula pour retourner aux temps du Moyen Age. Le temps de souffler, voilà que la machine infernale se remet en marche avec l'avènement d'Hitler. Tout ce qu'on pensait comme acquis fut détruit, de la moralité des démocraties, on bascula dans la terreur du despotisme. Sweig se fait le témoin de ces basculements, homme parmi les hommes, son témoignage n'est qu'une voix perdue dans toute cette folie assourdissante.
Un étrange sentiment parcourt ce chemin littéraire et historique : cette vie cela pourrait être la nôtre, il suffit d'une étincelle pour qu'une société bascule de la lumière à l'obscurité la plus complète. C'est sans doute ce qu'il y a de plus instructif et d'effrayant à la fois dans cet essai. S'il faut des années pour bâtir solidement une société, basée sur des préceptes moraux, il suffit d'une bourrasque politique pour détruire toute cette structure, façonnée avec l'âge et tomber au plus bas de l'humanité.
C'est le visage plein d'effroi que l'on termine se livre, l'âme bouleversée, l'esprit préoccupé par nos propres bourrasques qui frappent à la porte de nos démocraties.
Au delà de ce pessimisme, Sweig renoue avec la veine humaniste qui croit encore au progrès de l'âme humaine et à son irrésistible ascension dans le chemin spirituelle de la pensée. C'est dans ce sens, que je cite ce qui pour moi est l'une des plus belles phrases de ce texte magnifique.
« Même de l'abîme de terreur où nous allons aujourd'hui à tâtons, à demi aveugles, l'âme bouleversée et brisée, je ne cesse de relever les yeux vers ces anciennes constellations qui resplendissaient sur ma jeunesse et me console avec la confiance héritée de mes pères qu'un jour cette rechute ne paraîtra qu'une intervalle dans le rythme éternel d'une irrésistible progression ».