Le Monde d'hier
8.3
Le Monde d'hier

livre de Stefan Zweig (1942)

Quand on parle de Zweig, on pense tout de suite au Joueur d’échecs, la nouvelle sur la folie de la montée du nazisme, des tourments de l’enfermement, de la déshumanisation des hommes. Un livre court et puissant. On pense aussi à Marie-Antoinette et à ses nombreuses autres biographies, sur ses amis et sur les grands de ce monde. On se demande quel est le fil conducteur de toute sa bibliographie. La réponse est dans Le Monde d’Hier. Car Zweig n’est pas seulement un homme de lettre, c’est aussi un homme passionné d’art, qui a traversé l’histoire et l’a créée aux côtés de nombreux autres, c’est aussi un humaniste et un fervent défenseur des hommes, de l'humanité, de l’Europe. Et Le Monde d’Hier est à son image. Ce livre est définitivement à lire pour quiconque aime la littérature et pour quiconque aime l'oeuvre de Zweig.

Ce que l’on peut exposer de façon réductrice comme une simple autobiographie est bien plus que ça. C’est un livre sur l’histoire de l’Europe (et du monde) de la fin du XIXe siècle jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, un témoignage sur son époque retraçant les grands événements, mais aussi dépeignant avec la plume grandiose et précise de Zweig, le quotidien des Autrichiens, peu connu de notre côté de l’Europe (qui se souvient de l’hyperinflation Autrichienne ?). C’est un appel à l’unité et à la fraternité pour notre époque où l’on oublie qu’il fut un temps ou les passeports n’existaient pas.

Ce livre est un cri d’amour pour la littérature, l’art et la culture. Comme chacun, Zweig ne cache pas sa fascination pour les grands écrivains, les musiciens qui ont marqué leur temps, la simple évocation d’une parente éloignée de Bach suffit à le faire frémir, il les admire même si c’est l’un des plus grands écrivains de son époque (de son vivant également). A travers ses yeux, on rentre dans l'intimité du sculpteur (l'épisode de chez Rodin), dans la méticulosité de l'écrivain (lorsqu’il écrit son propre procédé littéraire), dans les débats intérieurs du plus petit écrivain qui ait croisé sa route. Car c’est par l’art et l'écriture qu’il s’est battu, c’est ce livre qui sera son testament, l’art comme seule issue, comme seule voie possible vers la paix extérieure et intérieure.

Mais ce qui tient lieu de testament n’est pas un récit personnel, à peine devine-t-on en filigrane qu’il a été marié une fois, puis a cherché à se marier à nouveau (avec Lotte, le nom d’aucune de ses femmes n’est évoqué dans Le Monde d’Hier). Ses états d'âme concernent l'état du monde, la condition des hommes, mais rarement ses propres atermoiements. On sent cependant tout au long du livre beaucoup de retenue, même si l'incompréhension face à la guerre provoque chez l’auteur un désarroi palpable, celui-ci ne nous frappe en pleine figure qu'à la fin du livre, dans un enchaînement qui ne pourra laisser personne indifférent. Zweig lâche prise et nous laisse enfin entrevoir à quel point la guerre l’affecte, personnellement, lui qui sent avec toute son âme l’humiliation infligée au Juifs, la violence portée à l'Humanité. Rarement ai-je lu une vingtaine de pages aussi forte, d’une telle rage, d’un tel désespoir, que la fin semble presque inéluctable. Le contraste avec le reste du livre est saisissant : durant tous les chapitres du livre, on a affaire avec un narrateur simple et modeste, ne se mettant jamais en avant, relatant les événements avec un œil objectif mais éclairé, prenant parti pour la paix, parlant des autres mais pas de lui. Et en quelques pages, on est pris dans le tourbillon de ses émotions, emporté avec lui dans les plus sombres heures de l'Humanité. Le citoyen du monde devenu apatride, l'écrivain le plus lu de son temps victime d'autodafé, que faire quand tout nous a été enlevé ?

Du Monde d’hier, on ressort marqué à jamais par cette fin, annonçant le suicide de Zweig, qui ne supportant pas les atrocités du nazisme préféré se donner la mort avec sa femme, pour ne plus être le témoin d’une nouvelle guerre, pour ne plus avoir à porter le poids mental de ces hommes qui tuent et qui humilient les autres. Zweig a trop aimé les hommes, a trop estime l'humanité, a trop espéré qu’elle apprenne de ses erreurs pour vivre cela - encore une fois. Mais malgré tout subsiste un message d’espoir car l’ombre ne peut vivre sans la lumière et que la paix succédera toujours à la guerre, tant que les hommes garderont en mémoire qu’ils ne sont qu’un, tant que les hommes garderont en mémoire que c’est le monde d’hier qui a donné naissance au monde d’aujourd’hui.

SassyFruits
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le 13 févr. 2018

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Sylvia R.

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