Le Monde d'hier
8.3
Le Monde d'hier

livre de Stefan Zweig (1942)

Le Monde d'hier est assurément un témoin très éloquent du formidable bouleversement que connaît l'Europe entre 1890 et 1940 - mais je me demande s'il ne l'est pas un peu à son insu... Si l'on comprend en effet, à mesure que l'on avance dans le livre, à quel point, dans ces quelques décennies, les écarts de génération ont pu être des gouffres insurmontables, à quel point les référents et les modes de pensée ont pu radicalement se transformer, c'est avant tout parce que Zweig, malgré lui me semble-t-il, apparaît de plus en plus étranger à ce qui prend naissance, parvient de moins en moins à comprendre le bruit qui monte.


J'ai pourtant plongé avec enthousiasme dans ce gros livre : sa description du monde dans lequel il est né, dans lequel il a grandi, est parfaite. Drôle, incisive, cruelle, sans détour, sa peinture d'une société viennoise qui, engoncée dans l'optimisme et l'immobilisme, reporte son enthousiasme et son énergie sur le culte des lettres et des beaux-arts, est particulièrement instructive ; le lycée "morne et glacé", le refoulement de la sexualité, la méfiance vis-à-vis de la jeunesse sont l'occasion de chapitres acérés et enthousiasmants.


Et puis, petit à petit, l'Histoire fait son irruption. Et là, Zweig apparaît dépassé, échouant à prendre la mesure de ce qui se prépare. Le divorce est d'autant plus pathétique que Zweig, qui en a conscience, s'efforce de se maintenir au niveau des événements - mais il ne peut le faire autrement qu'avec des armes anciennes et trop fragiles, celles de son temps, de sa classe sociale, de son éducation - trois instances dont il a justement passé les premiers chapitres à démontrer, brillamment, les contradictions internes, l'hypocrisie, l'enlisement et les illusions. Ainsi reste-t-on un peu perplexe devant les pages, elles-mêmes pleines de perplexité, sur le bouillonnement artistique du début du siècle auquel Zweig ne semble pas avoir compris grand chose... Il serait bien sûr ridicule de lui adresser à ce sujet un quelconque reproche : ce n'est pas tant l'art de passer à côté des avant-gardes qui est un peu agaçant, mais davantage la fierté rétrospective d'y être demeuré hermétique. De la même façon, on s'étonne de voir à quel point cette Europe dont il se réclame est en fait une Europe fossile, celle de la République des Lettres des Lumières, une Europe "archipélagique" pour reprendre l'expression de Patrick Boucheron, celle d'un Grand Tour qui aurait quitté les rives de la Méditerranée pour Berlin, Bruxelles, Paris, Londres et qui se serait prolongé jusqu'aux Etats-Unis.


Il est frappant d'ailleurs de constater la manière dont le jeune Zweig est déconcerté par New-York, soudain désœuvré, une fois épuisée la maigre ration de musées et de lieux culturels que le Nouveau-Monde a à lui offrir. Alors, histoire de s'amuser et de goûter, pour le jeu, à l'ivresse du rêve américain, il se fait passer pour un récent immigrant, quêtant un emploi entre deux bureaux de placement. En en retire, non sans satisfaction, la leçon suivante : "il y a là du travail qui attend son homme". Mais ce qui est étonnant - et peut-être presque obscène - est sa certitude qu'il a, de cette façon, touché du doigt la réalité de l'Amérique. Plus tard, Zweig fera aussi son voyage de Russie, et en reviendra un peu ébaubi, mi-épaté mi-méfiant. Il ne pourra s'empêcher, ici encore, d'aller se recueillir sur la tombe anonyme de Tolstoï, de flairer l'immortelle âme russe et de noter avec une certaine condescendance "ce qu'il y avait d'enfantin et de touchant, de sage et d'inculte dans ces gens". On touche au cruel décalage de Zweig avec le monde qui gronde sous lui - ce bruit de la "mêlée". L'anecdote new-yorkaise et l'évocation du voyage russe sont assez révélateurs de la posture de Zweig, à la fois exalté et effrayé par l'irruption des masses, qu'il contemple toujours avec une sorte de surplomb - tout comme il aime à rapporter, avec une naïveté parfaite, les difficultés du "brave facteur" chargé d'escalader la centaine de marches qui conduisent à sa villa dominant Salzbourg, pour lui apporter, le jour de son cinquantième anniversaire, la montagne de lettres qu'il a reçues des quatre coins du monde.


Ce mélange d'ingénuité et de satisfaction de soi est à vrai dire de plus en plus irritant, de moins en moins tempéré par la sincérité de son humanisme cosmopolite. C'est d'ailleurs à cette veine là que l'on doit peut-être les meilleures pages du livre : ses portraits enlevés de ses amis (et quels amis !) : Verhaeren, Rodin, Hofmannsthal, Croce, Gorki, Joyce, Richard Strauss, Freud... Sa passion pour le mystère du geste créateur en fait autant de variations sur les manifestations du génie : tantôt inspiration subite, travail progressant par bref instants d'extrême concentration, tantôt labeur régulier, routinier, presque artisanal, dans l'emploi du temps réglé d'une vie de fonctionnaire. Hélas, Zweig ne peut s'empêcher de clore chaque portrait par une hyperbole un peu plate : l'un est l'intelligence la plus vive qu'il ait jamais rencontré, l'autre le plus grand bourreau de travail, le troisième le plus modeste, le quatrième le plus brillant, etc. C'est cette même passion pour la création, cette même fascination pour les grands hommes (qu'il a également assouvie dans son œuvre de biographe) qui firent de lui un fanatique collectionneur d'autographes. Pages étonnantes, là aussi, que celles qui traitent, avec là encore beaucoup de fierté candide et sans aucune distance, de cet étrange fétichisme - presque morbide quand il s'agit de reconstituer la chambre mortuaire de Beethoven, de récolter les moindres indices de ses derniers instants - et qui offre un décalage si saisissant et si douloureux avec les grands mouvements qui agitent alors l'Europe.


Pourtant le livre est parcouru par une forme d'obsession rétrospective ; Zweig ne cesse de relire les événements à la lumière de sa catastrophe personnelle et du drame que vit le monde entier depuis l'accession d'Hitler au pouvoir. Passant toute sa vie en revue, il tente d'y deviner les signes avant-coureurs de l'effondrement, d'y rechercher les moments où l'on aurait pu, déjà, discerner les fissures annonçant l'imminence de l'écroulement. Zweig oscille ainsi constamment entre la déploration de l'aveuglement collectif et la satisfaction d'avoir, à la différence de bien des autres, résisté à l'enthousiasme devant les réalisations soviétiques, puis pressenti la précarité de la paix de Versailles, la mise à l'index de son œuvre par l'Allemagne hitlérienne ou encore la mort annoncée de la république autrichienne. On est en réalité un peu apitoyé devant cette certitude d'avoir été si lucide, alors que tant de voyages et tant d'amitiés ne l'ont en réalité pas rendu beaucoup plus clairvoyant, ni ne lui ont évité les clichés sur l'insouciance parisienne ou le rêve américain, l'âme russe ou le désir d'ordre intrinsèque au peuple allemand.


Oscillant ainsi de plus en plus entre une naïve psychologie des foules et d'hyperboliques portraits de grands hommes, entre des tableaux d'histoire un peu rapides et mécaniques et de menus faits qu'il cherche à rendre a posteriori les plus significatifs possibles, sa démonstration devient de moins en moins convaincante, de moins pertinente, de moins en moins passionnante - lui qui rêve pourtant de lancer une nouvelle édition abrégée des classiques internationaux, où l'on couperait dans les longueurs d'Homère et les "passages sablonneux" de Balzac... Et l'on referme le livre un peu ennuyé, avec toutefois la certitude que la déconcertante naïveté de Zweig, son refus de se confronter à l'Histoire, à la politique, pour préférer tenter de ranimer les cendres d'un idéalisme cosmopolite intenable, est en elle-même un remarquable document d'histoire.

Behuliphruen
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le 4 nov. 2020

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