Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/05/le-pavillon-d-or-de-yukio-mishima.html


MISHIMA Yukio, Le Pavillon d’Or, [金閣寺, Kinkakuji], traduit du japonais et préfacé par Marc Mécréant, traduction relue par le professeur Kazuo Watanabé, Paris, Gallimard, coll. Folio – coll. UNESCO d’auteurs contemporains, série orientale, [1956, 1961, 1975] 2003, 375 p.


MISHIMA VIVANT


Pas facile facile, de chroniquer pareil… monument.


Aha.


Bon, je vais essayer, dans l’espoir de ne pas raconter trop de bêtises...


Mishima Yukio (pseudonyme de Hiraoka Kimitake) est probablement le plus célèbre des écrivais japonais – de par son œuvre d’une immense qualité sans doute, mais pas uniquement : les circonstances proprement invraisemblables de sa mort ont jeté une ombre sur la personne et sur l’artiste. C’est sans doute, au moins pour partie, regrettable, et l’écrivain devrait d’abord être apprécié en tant que tel – même si lui-même, bien sûr, en mettant en scène sa propre mort, l’a transfigurée en une œuvre d’art s’insérant en fin de compte tout naturellement dans sa bibliographie.


Bien sûr, dans ma première phase de japonophilie, il y a une douzaine d’années de cela, j’avais un peu lu Mishima – et notamment ce Pavillon d’Or paru originellement en 1956, puis traduit en 1961 en français par Marc Mécréant ; un des plus célèbres romans de l’auteur, mais pas d’un abord très évident ; et s’il m’avait fait forte impression, et si j’en conservais au moins en tête l’argument implacable, il était sans doute bien temps pour moi de le relire.


Quand ce livre est paru en français (et je crois, sans en être certain, qu’il s’agissait de sa première traduction française ?), Mishima était donc toujours vivant – et la préface du traducteur Marc Mécréant, d’époque, n’en est que plus saisissante, qui loue le « jeune auteur incroyablement prometteur » à une époque où on ne peut encore lui associer l’ultime seppuku. Bizarrement ou pas, c’est assez déconcertant… Mais rafraîchissant, aussi : on y admire l’écrivain, pas l’histrion – et l’écrivain mérite assurément d’être admiré, ainsi qu’en témoigne ce chef-d’œuvre qu’est Le Pavillon d’Or.


« D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE »


Quand paraît Le Pavillon d’Or au Japon, Mishima est un jeune auteur d’une trentaine d’années, mais déjà très coté, artistiquement et commercialement. Son premier roman, Confessions d’un masque (en 1949, il avait 24 ans), avait rencontré le succès – non sans une part de scandale, sans doute, car le « masque » Mishima y « confessait » ses expériences homosexuelles (flagrantes dans son œuvre, mais beaucoup plus discrètes dans sa vie). Le Pavillon d’Or, avec ses thèmes a priori bien différents, accroîtra encore la gloire du jeune auteur, dès lors promis au plus brillant avenir.


Une fois n’est pas coutume, Mishima s’inspire ici d’un fait-divers qui avait secoué, ou peut-être plus exactement interloqué, le Japon, alors en pleine occupation américaine : c’est l’histoire vraie de Yoken Hayashi, un jeune moine bouddhique âgé de 22 ans, qui, pour des raisons difficiles à déterminer précisément, a, le 1er juillet 1950, incendié le Pavillon d’Or (Kinkakuji), un des plus fameux monuments du Japon, sis à Kyôto et bâti vers 1400 ; considéré comme un modèle de beauté et d’harmonie, le Pavillon d’Or avait traversé intact les siècles, en dépit d’une histoire locale tumultueuse. Mais il a suffi d’un jeune moine, au lendemain de la guerre et de ses bombardements ayant épargné le trésor national, pour mettre un terme à cette beauté qu’on supposait inaltérable…


Un sujet de choix pour Mishima, qui entend questionner les motivations de l’incendiaire – surtout du fait de ses premières déclarations à ce propos, quand il avait affirmé avoir détruit le Pavillon d’Or « par haine de la beauté » ; le moine était revenu ultérieurement sur cette posture, et avait évoqué des raisons plus terre à terre – rancœur à l’encontre du prieur remettant en cause l’éventualité de sa succession, rancœur à l’encontre de sa mère aussi… Par ailleurs, on a décelé ultérieurement des troubles psychiatriques chez le jeune homme ; lequel ne survit guère longtemps à son forfait, emporté en 1956 par la tuberculose... Tout cela figurera également dans le roman, qui paraît l'année même de la mort de l'incendiaire, mais comme à titre secondaire.


Or, quand paraît Le Pavillon d’Or, six ans après les faits, le Japon, toujours perplexe quant aux motivations du pyromane, a cependant choisi, de manière pragmatique, de dépasser et oublier le fait-divers, en reconstruisant le bâtiment à l’identique – et ce en 1955, un an avant le roman de Mishima, donc… Le livre n’en est pas moins pertinent, et séduit, fascine même, par sa subtilité, son intelligence et son art – en faisant un des plus fameux titres de la riche bibliographie du jeune auteur.


MIZOGUCHI, BÈGUE ET LAID


Mishima se documente énormément pour la rédaction de son roman ; mais, s’il s’inspire à l’évidence d’un fait réel – note d’intention du roman, et dans pareil contexte nul au Japon ne pouvait en douter –, il prend néanmoins quelques distances avec les événements de 1950. Ainsi, son « héros » ne s’appelle pas Yoken Hayashi, mais Mizoguchi – il ressemble certes énormément au véritable incendiaire, mais le procédé confère une certaine marge de manœuvre à l’écrivain.


Le roman est à la première personne – sur un mode introspectif qui peut, là encore, évoquer la confession. Mais ne pas se méprendre sur ce terme en lui associant une connotation morale malvenue : Mizoguchi ne regrette pas un seul instant son geste criminel, dont on sait d’emblée qu’il conclura l’ouvrage ; il ne semble pas forcément le louer non plus, à vrai dire... Simplement (ou moins simplement), il couche sur le papier son autobiographie, mêlée de nombreuses réflexions sur le monde, sur la vie, sur la beauté – comme autant d’éléments expliquant voire justifiant l’incendie du Pavillon d’Or (mais pas toujours de manière très consciente).


L’autoportrait de Mizoguchi insiste tout particulièrement sur la laideur de ses traits, dont il est convaincu, et sur un autre handicap qui lui joue bien des mauvais tours (et dont était affligé Yoken Hayashi) : il est bègue. Cette difficulté à s’exprimer à l’oral tranche sur l’aisance de sa confession écrite, outre qu’elle est évocatrice de brimades et autres réactions de rejet de la part d’un entourage souvent au mieux distant. Pour Mizoguchi, c’est là un élément essentiel de la honte qu’il éprouve en permanence, au regard de sa misérable personne et de sa misérable existence. Plus tard, des camarades pourront l’amener à envisager le bégaiement sous un autre jour, éventuellement paradoxal dans la philosophie nihiliste et cynique de Kashiwagi par exemple, mais, pour Mizoguchi, c’est là une tare qui le maudit d’emblée.


BEAUTÉ INTIMIDANTE ET FANTASMES DE DESTRUCTION


L’ascendance de Mizoguchi est également d’un certain poids, vite oppressant : son père, un religieux, à l’instar de son oncle qui l’élève, ne cesse de louer devant son fils la beauté inégalable du Pavillon d’Or, ce superbe temple de Kyôto qui a traversé les siècles sans s’altérer… Mizoguchi en conçoit un véritable fantasme de perfection : plus que tout autre chose, à ses yeux, le Pavillon d’Or devient l’image même de l’idéal.


Sans surprise, dès lors, la première fois qu’il voit de ses yeux le Pavillon d’Or, il ne peut qu’être déçu… Le monument, dans ses fantasmes, était forcément d’une perfection tout autre ! Mais, cette beauté concrète, il peut cependant, au fur et à mesure qu’il s’en imprègne, l’intégrer jusqu’à la sublimer – réalisant ainsi, en les reproduisant, les obsessions de son père.


Cela n’en sera que plus vrai, bien sûr, quand il sera amené à côtoyer le Pavillon d’Or au quotidien : le jeune novice, destiné à devenir moine, est envoyé au sanctuaire même, d’obédience zen, pour servir et étudier ; à terme, nul n’en doute, le sérieux jeune homme prendre la succession du prieur du temple, un ami de la famille – pourrait-il rêver de meilleure position ?


Tous les jours, Mizoguchi voit le Pavillon d’Or ; et il est tous les jours plus beau. La beauté réelle tend donc de plus en plus à se conformer au fantasme qu’il avait initialement développé, affirmant sans cesse que le monument est bien l’idéal que l’on dit. Mais, à cette appréhension progressive de la beauté et de la signification du Pavillon d’Or, il faut bientôt y ajouter d’autres fantasmes – de destruction, cette fois…


Nous sommes alors en pleine guerre, et il ne fait aucun doute que les bombardements américains, à terme, ne pourront ignorer la beauté hors-normes car parfaite du Pavillon d’Or... Les bombes étrangères commettront l'infamie ultime : le monument, qui avait traversé tant d’avanies, sera enfin détruit ! Et pourtant, non – miracle ou pas (note au passage : sauf erreur, des chercheurs au service de l’armée américaine, comme Edwin O. Reischauer, auteur de l’Histoire du Japon et des Japonais, ou Ruth Benedict, auteure de Le Chrysanthème et le sabre, avaient recommandé de ne pas bombarder Kyôto, l’ancienne capitale impériale – une chance en tout cas pour le Pavillon d’Or, n’était ce jeune novice aux fantasmes morbides…). Mizoguchi n’en est-il pas d’une certaine manière déçu ? À moins qu’il n’en tire la conclusion que lui seul, avec son obsession, bénéficie de la légitimité pour détruire le Pavillon d’Or...


UNE OBSESSION ÉROTIQUE


C’est qu’il y a une part essentielle d’érotisme dans les fantasmes de Mizoguchi – dans son adoration comme dans ses pulsions destructrices ; une relation d’amour/haine qui aurait pu être banale, à ceci près qu’elle implique un homme et un bâtiment… Débouchant sur une copulation malheureuse et maladroite, perverse et masochiste aussi, sur près de 350 pages ?


La sexualité de Mizoguchi – ou son absence ? – est d’ailleurs un thème récurrent du roman. Le puceau Mizoguchi s’inquiète beaucoup de la perte de sa virginité – et en fait part au cynique Kashiwagi lors de séquences non dénuées d’un certain humour absurde et en même temps pathétique. Mishima ne met pas vraiment en avant la thématique homosexuelle, à vue de nez – ou seulement marginalement, au travers de la maladresse et de l’angoisse de Mizoguchi confronté aux femmes, qui peut certes tourner au dégoût, sinon de la camaraderie limitée du héros avec ses deux reflets, sur lesquels je reviendrai plus tard. Mais le procédé essentiel consiste bien à associer et comparer, à la beauté inaltérable du Pavillon d’Or, la beauté éphémère des femmes.


On croise et recroise en effet à plusieurs reprises des figures féminines dans le roman, dont deux me paraissent tout particulièrement intéressantes (je passe donc sur nombre des copines de Kashiwagi, ces femmes perverses au goût prononcé pour les pieds bots, ainsi que sur Mariko, étape nécessaire avant la commission du crime, mais dont la beauté instrumentale, du coup, fait pâle figure en comparaison).


La première de ces femmes est Uiko. Elle est l’incarnation du fantasme enfantin, ou tout au plus préadolescent, dans le cadre rural qui est alors celui de Mizoguchi. Sa beauté constitue un idéal qui vaut bien, à sa manière, ses conceptions fantasmatiques du Pavillon d’Or – notamment en ce qu’elle a, autant que le monument, un caractère d’inaccessibilité qui en découle logiquement. Aussi cette première confrontation à la beauté idéale tourne-t-elle bien vite à l’humiliation – laquelle a son corollaire, dans la pulsion de destruction :


« Nuit et jour, je souhaitais la mort d'Uiko ; je souhaitais l'anéantissement du témoin de ma honte. Que disparût le témoin, et toute trace de ma honte était effacée de la surface de la terre. Les autres sont tous des témoins ; s'ils n'existaient pas, on ne saurait pas ce que c'est que la honte. Ce que j'avais vu sur le visage d'Uiko, au fond de ces yeux qui, dans la nuit finissante, jetaient un éclat d'eau en fixant intensément mes lèvres, c'était le monde des autres, je veux dire le monde où les autres ne vous laissent jamais seul, sont toujours prêts à se faire vos complices ou les témoins de votre abjection. Les autres, il faut les détruire tous. Pour que je puisse vraiment tourner ma face vers le soleil, il faut que le monde entier soit détruit... »


Note programmatique dessinant, en pleine conscience du narrateur comme du lecteur, la résolution criminelle finale. Mais cela va plus loin, car Uiko, impliquée dans une amourette malvenue avec un déserteur, se voit contrainte à emprunter la seule sortie que sa beauté, sa jeunesse, son sexe et sa culture lui autorisent : le suicide. D’emblée, le fantasme de destruction s’incarne donc dans la jeune fille, qui, nous dit Mizoguchi, n’a jamais été aussi belle qu’au moment de mourir. Mais est-ce vraiment le moyen pour le garçon d’assouvir son fantasme de destruction ? Le fait est qu’il n’y a pas eu sa part… Mais le souvenir d’Uiko demeurera – et bien des fois par la suite, au spectacle de la beauté ou au spectacle des femmes, et sans d’ailleurs que les deux soient systématiquement associés, Mizoguchi en reviendra tout naturellement à ce référent primordial : Uiko, la si belle Uiko, plus belle encore quand elle décide de (se) détruire.


Mais une autre femme vient parasiter à sa manière, très curieuse, l’idéal féminin autant que morbide du fantasme d’Uiko – une femme que Mizoguchi se contente tout d’abord d’apercevoir (ou plus exactement d’épier, car il y a certes du voyeur en lui), lors d’une scène des plus étrange, et qui mêle de manière inédite pour lui quelque chose d’intimement pervers et d’en même temps sublime et beau, à proximité en outre du Pavillon d’Or, dont la beauté propre est ainsi associée à l’étrange et excitante cérémonie :


« Sans rien changer à sa pose parfaitement protocolaire, la femme, tout à coup, ouvrit le col de son kimono. Mon oreille percevait presque le crissement de la soie frottée par l’envers raide de la ceinture. Deux seins de neige apparurent. Je retins mon souffle. Elle prit dans ses mains l’une des blanches et opulentes mamelles et je crus voir qu’elle se mettait à la pétrir. L’officier, toujours agenouillé devant sa compagne, tendit la tasse d’un noir profond.


« Sans prétendre l’avoir, à la lettre, vu, j’eus du moins la sensation nette, comme si cela se fût déroulé sous mes yeux, du lait blanc et tiède giclant dans le thé dont l’écume verdâtre emplissait la tasse sombre – s’y apaisant bientôt en ne laissant plus traîner à la surface que de petites taches –, de la face tranquille du breuvage troublé par la mousse laiteuse. »


La scène a lieu dans les derniers mois de la guerre, et nous aurons plus tard l’occasion de comprendre au juste ce qu’elle impliquait – car la femme reviendra, par un jeu de coïncidences, à plusieurs reprises dans la brève vie de Mizoguchi. Ce qui sera pour lui, de nouveau, l’occasion de confronter ses fantasmes, autrement dit l’idéal, au réel – or le réel est forcément décevant… Mais, en même temps, ce caractère lui permet de sublimer d’autant plus, par répercussion, la perfection des fantasmes ; il devient ainsi la condition du beau.


AMIS EN FORME DE MIROIRS


Mizoguchi n’est sans doute pas quelqu’un de très sociable : lui est persuadé qu’il y a à cela deux très bonnes raisons, sa laideur et son bégaiement. Nous n’avons certes que le seul point de vue de Mizoguchi, dans ce roman à la première personne, et dont on peut supposer que le jubilatoire sentiment de haine destructrice qui, à la fois, le conclut et le fonde, l’incite à bâtir sa propre légende dans cette optique qui a quelque chose d’héroïque dans son mépris de soi.


Pourtant, Mizoguchi n’est pas totalement seul – et, parfois, sans doute ressent-il un certain besoin de compagnie, qu’il est éventuellement porté à blâmer comme une faiblesse. Une fois libéré de sa campagne (mais pas du fantôme d’Uiko) et de sa mère envahissante, le novice au Pavillon d’Or fréquente, successivement davantage que parallèlement, deux de ses semblables, qui ont en même temps quelque chose de miroirs – à ceci près qu’ils ne reflètent pas la même chose.


Le premier se nomme Tsurukawa ; sur un mode pas forcément très éloigné de celui d’Uiko (et à vrai dire plus encore ressemblant à terme…), le jeune homme constitue une sorte d’idéal aussi fascinant et tétanisant qu’agaçant – d’autant qu’il s’agit d’un être profondément bon, positif, auquel on peut se fier ; pour Mizoguchi, cette amitié, quand bien même elle le soutient, a donc quelque chose d’insupportable : le novice tourmenté voit en Tsurukawa un homme infiniment meilleur que lui, et sait que jamais il ne parviendra ne serait-ce qu’à approcher cette inquiétante perfection.


Aussi se tourne-t-il vers un personnage plus sombre, du nom de Kashiwagi – handicapé lui aussi, et c’est bien le fondement de leur amitié, car il a les pieds bots. Mais il a décidé de faire de cette tare un emblème autant qu’un atout ; philosophe porté au cynisme, il interprète la vie aux prismes conjugués de la violence et de la haine – au point de la misanthropie. Ses certitudes, quand bien même elles s’expriment au travers de prêches bancals autant qu’haineux, en font un personnage aussi irritant qu’irritable ; charismatique, sans doute, il n’est pourtant probablement pas tout à fait à la hauteur de ses prétentions intellectuelles et spirituelles – ce que Mizoguchi sait parfaitement, sans doute ; mais la compagnie de cet individu peu désireux d'être aimé, à l'en croire, ne l’en réjouit pas moins, et jusqu’à ses insultes et moqueries, qui, au fond, lui inspirent peut-être un peu de pitié. J’associe ici deux passages proches qui me paraissent illustrer tout ceci :


« Un peloton de coureurs haletants s’approcha peu à peu de nous ; à mesure que croissait leur fatigue, le bruit des pas se faisait de plus en plus désordonné ; laissant derrière eux un nuage de poussière, ils s’éloignèrent.


« ʺLes imbéciles !ʺ fit Kashiwagi ; il n’y avait, dans ses paroles, aucune trace d’envie refoulée ou d’hypocrite rancœur. ʺÀ quoi sert au juste tout ce théâtre ? Ils diront que c’est pour leur santé ! Mais alors, à quoi bon faire étalage de sa santé ? On multiplie partout les manifestations sportives, hein ? Vraiment, quel signe de décadence ! Le genre de spectacles qu’il faudrait montrer aux gens, on ne le leur fait jamais voir ; ce qu’il faudrait leur montrer, ce sont les exécutions capitales. Pourquoi ne sont-elles pas publiques ?ʺ


« Après avoir rêvé un moment, Kashiwagi enchaîna : ʺComment crois-tu qu’on ait fait, pendant la guerre, pour maintenir l’ordre, sinon en donnant en spectacle des morts violentes ? Et pourquoi a-t-on décidé que les exécutions n’auraient plus lieu en public ? On dit : ‘Pour ne pas donner aux gens le goût du sang !’ C’est idiot ! Pendant les bombardements, les gens qui déblayaient les cadavres, quelle tête faisaient-ils, hein ? Tout ce qu’il y a de plus paisible et content ! Voir des êtres humains, maculés de sang, se tordre dans les souffrances de l’agonie, entendre les plaintes des mourants, voilà qui rend les gens tout humbles, qui remplit leur âme de délicatesse, de clarté, de paix ! Ce n’est jamais dans ces moments-là que nous devenons cruels et sanguinaires ; c’est, par exemple, par un bel après-midi de printemps comme celui-ci, en regardant distraitement un rayon de soleil jouer à cache-cache avec les feuilles au-dessus d’un gazon frais tondu… Oui, c’est dans ces minutes-là qu’on le devient…


« ʺTous les cauchemars du monde, tous les cauchemars de l’histoire ont pris naissance de cette façon-là. C’est par un clair soleil que les agonisants barbouillés de sang prennent des contours nets de cauchemar, que le cauchemar se charge de matérialité ; il n’est plus fait alors de l’image de notre souffrance à nous, mais de celle de l’affreuse torture des autres. Et la souffrance des autres, on peut très bien y demeurer insensible. Ah ! comme ça vous délivre !ʺ »


« […] Le seul enseignement que je pouvais tirer et des propos de Kashiwagi et de l’improvisation à laquelle il venait de se livrer sous mes yeux, c’était que vivre et détruire sont synonymes. À semblable existence manquait toute spontanéité, manquait aussi la beauté d’un édifice comme le Pavillon d’Or : ce n’était rien de plus, en quelque sorte, qu’une suite de pitoyables convulsions. Je dois à la vérité de dire que cette vie-là m’attirait, que j’y décelais ma propre pente. Mais s’il fallait commencer par se faire saigner les doigts aux épines et aux éclats de l’existence, c’était effarant ! Kashiwagi avait pour l’instinct et pour l’intellectuel un mépris égal. Comme une balle de forme bizarre, son existence allait toute seule, roulant, boulant, trébuchant, tâchant de démolir le mur du réel. Mais, dans tout cela, il n’y avait pas un seul acte véritable. En un mot, la vie telle qu’il la suggérait n’était qu’une farce périlleuse destinée à abattre cette réalité travestie, inconnaissable, dont nous étions les dupes, et à si bien déblayer l’univers qu’il ne recèle plus rien d’inconnu.


« De cela j’eus la preuve plus tard en voyant dans sa chambre une certaine affiche. C’était une belle lithographie d’agence touristique montrant un coin des Alpes japonaises. On avait imprimé en travers des cimes blanches se détachant sur un ciel bleu : ʺInvitation pour un monde inconnu…ʺ Kashiwagi, d’une plume venimeuse, avait barré ces mots et les montagnes d’une croix à l’encre rouge, et griffonné à côté, de cette écriture cahotante qui rappelait sa démarche de pied-bot : ʺToute vie inconnue est pour moi intolérable.ʺ »


Bien sûr, leur relation se dégradera – mais délibérément ? Peut-être est-ce que Mizoguchi, si certain de ne pouvoir être meilleur que Tsurukawa, suppose pouvoir être pire que Kashiwagi ? Pire, mais plus grandiose en même temps – loin de toute mesquinerie.


Le problème… C’est que le monde ne se conforme sans doute pas à ces archétypes si à propos dans la vie de Mizoguchi, perçue comme conte philosophique et récit initiatique – même naïf. Ce ne sera pas le moindre des troubles, pour Mizoguchi, que de découvrir qu’il ne savait au fond rien de son ami Tsurukawa… et guère plus de Kashiwagi, pour le coup.


INTERPRÉTER


Toutes ces rencontres s’intègrent dans le quotidien du novice Mizoguchi pour lui donner un sens (ou tenter de le faire). Le roman consacre à vrai dire autant de temps aux réflexions de Mizoguchi sur ces hommes et ces femmes qu’aux moments où il se trouve bel et bien parmi eux. Ses relations n’en deviennent que plus fantasmatiques à leur tour, et leur caractère humain et social ne leur confère pas davantage d’importance que telle introspection à la vue d’un spectacle offert par la nature ou, bien sûr, tel vieux monument savamment agencé par des hommes d’autrefois ayant l’arrogance de penser accomplir l’éternité.


Mais tout cela peut être commenté, et longuement donc, pour en dégager, éventuellement, du sens – ou peut-être pas, auquel cas ça n’a guère d’importance ; ces commentaires, dès lors, ont la versatilité essentielles de ceux auxquels se livrent les religieux, novices ou accomplis, sur telle ou telle fameuse énigme zen, en en tirant chaque fois des interprétations contradictoires (j’y reviendrai).


Toutefois, le jeu intellectuel est forcément biaisé : Mishima écrit sur ce qui a pu conduire un jeune bonze à incendier l’incarnation même du beau japonais ; le lecteur le sait, son personnage aussi. Dès lors, ces multiples interprétations sont orientés en vue du crime ultime, qui leur donne toute leur saveur. Le récit autobiographique de Mizoguchi n’est pas une confession au sens moral, mais vise à expliquer ce que l’on serait porté à juger inexplicable ; aussi prend-il des allures de mécanique avançant machinalement, et pourtant non sans finesse, subtilité, et, bien sûr, beauté, vers la résolution d’ensemble, dans l’acte – Mizoguchi et Kashiwagi dissertent volontiers sur ce qui prime, de la connaissance ou de l’acte, et je suppose que cela n’a rien d’un hasard dans cette perspective ; ou même, pour dire les choses de manières plus crue, que rien dans Le Pavillon d’Or ne tient véritablement du hasard – et cela vaut pour les rencontres répétées de la femme versant son lait dans le thé de son amant. La citation que j’ai employée plus haut, concernant Uiko, me paraît bien illustrer ce fait : l’incendie du Pavillon d’Or est déjà contenu dans les sentiments de l’enfant qui ne connaît alors le monument qu’au travers des descriptions que lui en fait son père.


Tout, alors, est signe – mais, plus ça va, plus ces signes sont francs, ne laissant plus de place au doute. Et une chose à laquelle on ne prêtait pas attention jusqu’alors peut, sous ce nouvel éclairage, s’afficher comme terriblement prémonitoire :


« Je sortis donc et franchis le portail de l’enceinte extérieure. Près du fossé qui la bordait était planté un écriteau. Je l’avais vu cent fois, ce vieil écriteau, mais voici qu’aujourd’hui je me tournais vers lui et me mis sans hâte à déchiffrer les caractères éclairés par la lune.


« ʺAVIS


« ʺIl est formellement interdit :


« ʺ1. De toucher à quoi que ce soit sans autorisation ;


« ʺ2. De porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à la préservation de ce domaine.


« ʺToute infraction sera punie conformément à la loi.


« ʺArrêté ministériel du 31 mars 1928.


« ʺLe Ministre de l’Intérieur.ʺ


« L’avis concernait de toute évidence le Pavillon d’Or. Et pourtant, qui l’eût pu déduire de ces termes abstraits ? Et quelle conclusion était-on en droit d’en tirer, sinon que le lieu qui portait un pareil écriteau, et le lieu où se dressait l’inaltérable, l’indestructible Temple d’Or, n’avaient certainement rien de commun ? L’écriteau lui-même déterminait, en quelque sorte, à l’avance, un acte proprement impensable, impossible. L’auteur de l’arrêté était à coup sûr tombé sur la tête, de désigner en termes si généraux un acte que seul un fou pouvait concevoir ; comment espérait-il effrayer un fou par la menace du châtiment ? Il y eût fallu sans doute une écriture spéciale, intelligible aux seuls fous. »


TRAJECTOIRES DE DESTRUCTION


Ces réflexions à leur tour s’intègrent dans une trajectoire de destruction toujours plus implacable, une machine là encore, mais conçue probablement en pleine conscience par le héros. Or, dans la relation ambiguë et masochiste qu’il entretient avec le Pavillon d’Or, et possiblement avec le monde entier, la pulsion de destruction du monument extérieur s’accompagne aussi, même si avec davantage d’hésitation, d’une pulsion autodestructrice. La résolution criminelle se pare d’atours suicidaires. La « haine du beau » par laquelle Mizoguchi justifie son geste, il la fonde aussi dans sa propre détestation – et c’est comme si, pour anéantir vraiment le beau, le laid, c’est-à-dire le criminel, devait disparaître en même temps, moyen peut-être d’ôter au monde toute possibilité d’user d’un référent pour comprendre la destruction. Ce que le récit de Mishima viendrait pourtant accomplir ?


Tout ceci est passablement abstrait, mais le comportement de Mizoguchi dans les années précédant l’incendie du Pavillon d’Or est autrement éloquent. Ses relations avec les femmes, et avec Tsurukawa et Kashiwagi, ont déjà été envisagées, qui en témoignent à leur manière, mais bien d’autres éléments vont dans ce sens – ce sans même s’arrêter à une lecture psychanalytique, qui fait sens sans doute mais ne me parle pas plus que ça, et qui fonderait le choix de Mizoguchi sur des choses finalement prosaïques : tuer le père (le vrai comme celui de substitution, c’est-à-dire le prieur), notamment. Les relations houleuses du novice avec sa mère y participent sans doute.


Il est certain, par contre, que le rapport de Mizoguchi au Pavillon d’Or a une dimension sexuelle marquée, traitée plus haut, et qui justifie son obsession pour la perte de sa virginité par Kashiwagi et ses tentatives frustrantes et humiliantes en sa compagnie, jusqu’à ce que, dans les bras de Mariko, notre héros scelle son destin par cet ultime geste plus gratifiant sur le plan symbolique que satisfaisant sur le plan charnel...


Reste que l’étudiant sérieux, fasciné par le beau, s’enfonce toujours un peu plus dans un mépris de soi prétendant, sans guère tromper qui que ce soit, être avant tout mépris des autres. Le novice, privé de la bénédiction, ou peut-être plutôt du soulagement, qu’aurait été la destruction du Pavillon d’Or par les bombes américaines, se voit toujours plus enfermé dans un destin qui lui apparaît insupportable. De crainte de devenir « quelqu’un », et par des voies extérieures tristement banales, Mizoguchi refuse ce destin – éventuellement parce qu’il le juge injuste car trop enviable pour un être aussi misérable que lui. Il se met donc à saboter cet avenir – en n’étudiant plus, en empruntant et gaspillant futilement de l’argent, en s’acharnant à décevoir le prieur si bon et si paternel, en allant au bordel enfin… Ses motivations, ici, sont peut-être plus ambiguës que celles le conduisant à l’incendie du Pavillon d’Or, pourtant – on peut tout autant y voir des actes préparatoires, ou peut-être, j’en ai l’impression du moins, autant de tentatives désespérées de se dégrader au point où la commission du crime deviendrait impossible... car inesthétique ?


Mais Mizoguchi n’est donc pas, à cet égard, seulement le destructeur du Pavillon d’Or – il se détruit aussi lui-même… ou du moins l’envisage ; pourtant l’image ultime, non sans mystère, sera celle de cet homme qui, son forfait commis, et y ayant en définitive réchappé, s’assied et fume tranquillement une cigarette devant le spectacle unique de la destruction de la beauté – son beau geste à lui, presque une œuvre d’art...


UN CONTE PHILOSOPHIQUE ? UN KÔAN ZEN ? UN BRÛLOT PUNK ?


Le Pavillon d’Or est un roman – inspiré de faits réel, néanmoins une fiction ; relativement (et délibérément) pauvre en action (encore que...) autant qu’il est riche en analyses, sans pour autant être un essai romancé. Le qualifier, au-delà, n’est pas sans difficultés – car le risque est conséquent de la tarte à la crème, guère signifiante en tant que telle, et certainement pas à la hauteur de l’œuvre.


On emploie parfois, et souvent à la légère, l’expression de « conte philosophique », qui ne signifie pas forcément grand-chose. Le Pavillon d’Or pourrait-il être qualifié ainsi ? À ses risques et périls, ou à ceux du chroniqueur, probablement – sur la base de ce constat difficilement contestable que l’on réfléchit beaucoup, au cours du roman, sur des sujets « philosophiques » (si cela veut dire quelque chose), ou, du moins, on parle beaucoup de ces sujets ; ce qui n’est pas forcément une garantie de pertinence, j’imagine, mais de manière parfaitement assumée : les prêches excessifs de Kashiwagi, dans leur arrogance un peu puérile, sont en égale mesure lucides et ridicules – comme l’est du coup le personnage lui-même. Face à lui, Mizoguchi, contrôlant son récit, y introduit comme par nature un biais qui peut là encore fausser le jugement – et souhaite probablement le faire (d’autant que le terme même de « jugement », en pareille affaire, n’est pas sans connotations amusantes…). Reste que, dans l’optique quelque peu « machinale » de cette confession, le manifeste esthétique se complique d’une éthique éventuellement paradoxale, et pour le coup destructrice. « Conte philosophique » est souvent une expression un peu niaiseuse, et, au-delà de ses personnages qui peuvent parfois se permettre de l’être, même et surtout quand ils protestent de leur finesse d’analyse, le propos est trop fort et trop juste pour être ainsi dégradé ; surtout, il n’a rien de « clair » à cet égard, le livre ne débouche pas sur une morale unilatérale et incontestable. Mishima s’interroge sur les motivations de son héros criminel – mais il n’a pas signé de pacte impliquant qu’à terme le lecteur en retire quelque certitude que ce soit en la matière. En fait, c’est même probablement le contraire.


La tentation est grande, alors, de chercher dans une voie parallèle où l’incertitude serait reine ; au vu du contexte même du roman, nul besoin de chercher bien loin : le sanctuaire où se dresse le Pavillon d’Or est un temple bouddhiste d’obédience zen, et, dès son enfance, Mizoguchi baigne dans le zen – rien d’étonnant dès lors à ce que le roman verse régulièrement dans l’exégèse zen. Pour un Japonais, cela coule probablement de source ; pour un Français, ou plus généralement un Occidental, ma foi, c’est plus compliqué… tant le zen « pop » qui a été importé du Japon surtout dans les années 1960 et 1970 a pu construire une image tellement réductrice de cette secte religieuse qu’elle en devenait insultante. Je n’oserais certainement pas, ici, « expliquer » ce qu’est le zen, je ne me sens pas compétent pour ce faire – peut-être, un jour, quand j’aurai compris quelque chose aux écrits de Dôgen ? Entre mes deux lectures des extraits du Shôbôgenzô dans la très chouette anthologie Mille Ans de littérature japonaise, j’ai néanmoins fait un sacré progrès, je crois : j’ai au moins compris qu’il y avait bien quelque chose à comprendre dans tout cela... Disons simplement d’ici-là, que le satori, l’éveil, au moyen des énigmes insolubles que sont les kôan, n’est peut-être pas vraiment, comme on le dit souvent, de nature fondamentalement antirationnelle. Ceci étant, le caractère énigmatique des kôan s’accommode très bien du propos éventuellement énigmatique aussi du Pavillon d’Or, où le prieur et ses novices ne cessent de se livrer à l’exégèse des plus fameux d’entre eux, pour en tirer à chaque fois des interprétations différentes – sans que cela soit vraiment problématique.


Deux célèbres kôan reviennent ici à plusieurs reprises. Le premier est celui appelé « Nansen tue un chat ». Je vais essayer de le rapporter simplement… Un très beau chat s’immisce dans un monastère. Les moines se le disputent. Le sage Nansen entend régler le problème, mais pas exactement à la manière de Salomon… Il demande aux moines qui s’affrontent de « prononcer le mot » ; s’ils prononcent le mot, le bon mot, le chat sera sauvé, sinon il le tuera ! Les moines interloqués se taisent, et Nansen tue le chat, le coupant en deux… Un peu plus tard, un bonze habile va à la rencontre de Nansen, qui lui raconte ce qui s’est passé et lui demande son avis ; le bonze, sans un mot, enlève ses sandales et les pose sur sa tête ; Nansen, très ému, regrette que le bonze n’ait pas été là au moment du drame : s’il avait agi ainsi alors, le chat aurait été sauvé !



Ne me demandez pas une interprétation de ce kôan, j’en suis parfaitement incapable ; demandez plutôt à Mishima, qui, sans doute, maîtrisait son sujet, et en livre dans son roman au moins trois ou quatre lectures, toutes parfaitement à propos quand elles apparaissent…


Et un autre ? Plus célèbre encore, pas plus facile à interpréter pour autant : « Si tu croises le Bouddha, tue-le ! » Avec des ajouts du même ordre : le disciple du Bouddha, les parents, etc. En faisant appel à votre ami Google, vous tomberez sans doute sur des interprétations très assurées de ce qu’il faut y comprendre – je ne me risquerais certainement pas à faire une chose pareille. Par contre, contexte oblige, et la répétition de cette allusion y participant, je suppose que l’on peut assurément en dégager quelque chose d’une prémonition ou même d’une injonction, perçue comme telle en tout cas par Mizoguchi, engagé dans sa trajectoire aboutissant à la destruction du Pavillon d’Or...


Le roman de Mishima serait-il à sa manière un kôan ? Je n’en suis franchement pas persuadé, mais c’est assurément une question légitime – et qui recouvre éventuellement plus de choses que la qualification trop neutre de « conte philosophique ».


Mais il y a sans doute d’autres choses dans Le Pavillon d’Or. Et, pour ma part, c’est peut-être idiot, mais j’y vois d’une certaine manière un brûlot (aha) punk, dans un sens ; vingt ans avant le punk, certes, et ce qualificatif de manière générale ne fait pas forcément beaucoup plus sens que celui de « conte philosophique ». Mais, dans ses considérations esthétiques et éthiques, le roman, sans même s’attarder sur le seul nihilisme individualiste des sermons de Kashiwagi, un nihilisme de paroles, développe plutôt un nihilisme concret, railleur, mesquin peut-être, puéril aussi le cas échéant, qui me paraît avoir quelque chose de punk avant l’heure : « no future », ouais, Mizoguchi s’en assure ! Et il accède d’une certaine manière à l’immortalité en sacralisant sa haine de la beauté, en assouvissant ses pulsions de destruction, pourtant suscitées bien malgré lui par un Japon idéal et soumis, une société japonaise, ordonnée même au lendemain de la destruction, qui le plombe – et l’effraie peut-être aussi. Et je ne crois pas que l’élégance de la plume de Mishima soit véritablement un contre-argument – car elle a quelque chose d’un dandysme, parfaitement compatible, et même, à mes yeux, d’un à-propos presque troublant. Si Mizoguchi n’est pas un punk, alors, il est peut-être tout de même un héritier de la littérature décadente – ou se rêverait ainsi ? Comme un Dorian Gray moche, ou un des Esseintes purgeant son obsession de l’idéal dans un feu de joie.


Oui, je dis sans doute des bêtises… Pas grave.


CHEF-D’ŒUVRE – ÉTERNEL ?


Ce qui demeure, au-delà de ces interprétations plus ou moins bienvenues, c’est la perfection du roman de Mishima – Le Pavillon d’Or, roman, prend dans un sens le relais du monument dont il narre si brillamment la destruction ; reconstruit dès 1955, le temple n’a sans doute plus vraiment la même aura de perfection – il lui manque la patine (qui fait le beau japonais, si l’on en croit Tanizaki dans son célèbre Éloge de l’ombre – essai qu’à vrai dire le monument semblait contredire de bout en bout) ; le roman de Mishima, lui, triomphe dès sa prime jeunesse, affichant avec fougue sa pertinence, sa lucidité, sa sensibilité, sa beauté !


La plume habile de l’auteur génère à chaque page ou presque autant de séquences prises sur le vif, où la beauté, et d’autant plus qu’elle est alors éphémère, en contrepoint du monument même destiné à devenir sous peu une navrante ruine, a presque quelque chose d’écrasant – n’était son élégance, même à la façon d’un dandy, qui autorise, suscite et entretient ces illuminations…


En questionnant la haine de la beauté, Le Pavillon d’Or sublime la beauté – il rattrape en dernière mesure l’idéal chéri par l’incendiaire, et le fonde sur les pulsions les plus noires, les perversions les plus intrigantes ; par un jeu de contrastes, il l’enrichit encore.


Le Pavillon d’Or, c’est Mishima qui l’a reconstruit. Et c’est désormais le Pavillon d’Or de fiction qui est « le vrai ».

Nébal
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le 16 mai 2017

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