Le titre du roman est trompeur. Goriot est loin d'être le personnage central du roman. Il est important, certes, mais apparait finalement peu. A la lecture, il paraît évident que le personnage principal, ici, c'est Rastignac, le jeune étudiant en droit qui pointe à l'école du Grand Monde.
Le roman de Balzac est basé sur une série d'oppositions qui créent un maillage serré et dense. La première est l'opposition entre Rastignac et Goriot. Le premier est le jeune homme dévoré d'ambition dont le but est de parvenir, de faire partie de cette classe supérieure, aristocratique et immensément riche, qui navigue en cercles concentriques autour de la famille royale (nous sommes en pleine Restauration, en 1819). Son regard est toujours tourné vers le haut, vers ces sommets. Et ses pensées ne sont obnubilées que par une seule question : comment y parvenir ?
A l'inverse, Goriot est dans une spirale de chute. Il s'écroule littéralement. Si on l'écoutait, il aurait besoin de presque rien. Il en vient presque à s'excuser de vivre encore. Il est entièrement dévoué au sacrifice envers ses deux filles, qui vont le vampiriser jusqu'à sa dernière goutte de sang. Et lui s'enfonce de plus en plus dans la fange, une fange bien représentée par cette pension Vauquer, qui nous est quand même largement décrite comme un boui-boui infâme.

L'autre opposition principale, et centrale à l'intrigue du roman, est celle entre Rastignac et Vautrin. Là, le but est le même : il s'agit de réussir, d'avoir de l'ambition. C'est sur les moyens que les deux hommes différent : Rastignac veut croire à la possibilité de réussir par son travail (et un peu par la chance aussi). Vautrin, en un discours grandiose, lui démontre l'impossibilité de réussir en restant moralement propre. Et cette question de la moralité va alors tarauder Rastignac, qui sera, à partir de là et jusqu'à la fin du roman, tiraillé entre deux positions. Faut-il laisser parler ses sentiments et rester honnête en courtisant Delphine, ou faut-il jouer la stratégie en allant vers Victorine alors qu'il n'éprouve rien pour elle, et rentrer ainsi dans la stratégie proposée par Vautrin ? Cette opposition ressemble de plus en plus à une tentation du diable. Et Rastignac va vite se rendre compte que les appâts du gain sont si forts que la morale n'y résiste pas. Or, une fois qu'on a mis le doigt dans l'engrenage de l'immoralité...
C'est là que l'on trouve un thème important du roman : le thème du masque, du faux-semblant. Vautrin avance masqué, il se cache sous une fausse identité, mais il prêche de mettre fin à l'hypocrisie sociale. Or, cette hypocrisie est partout présente. Il faut voir les "amies" de Mme de Beauséant qui défilent chez elles pour assister en direct à son irrémédiable chute sociale. Il faut lire les répliques pleines de fiel qui se dissimulent (mal)derrière des apparences de bonté (à ce titre, il faut dire à quel point les dialogues sont exceptionnels dans ce roman).
Finalement, Rastignac se demande s'il doit avancer masqué, lui aussi, ou s'il doit jouer l'honnêteté. Mais la question est biaisée : peut-il être honnête si tout le monde, autour de lui, dans le monde qu'il rêve de fréquenter, pratique l'art du mensonge et de la dissimulation ?

La troisième opposition, c'est celle qui sépare la pension Vauquer des appartements du grand monde. Balzac insiste bien sur cette opposition, chaque fois que Rastignac revient de chez Delphine ou Mme de Beauséant et rentre dans sa chambre minable. Car la pension Vauquer, ce "monde en miniature", représente l'aspect le plus minable de l'humanité. Et ce contraste est, bien entendu, voulu. C'est, entre autre, pour accentuer le gouffre qui sépare Goriot de ses filles. Et mettre en évidence la tragédie qui consume le vieillard christique, qui se sacrifie pour ses enfants. Les deux filles lui doivent tout, et en particulier lui doivent leur fortune et leur position sociale, et même quand il ne possède plus rien, elle viennent encore lui en réclamer.

Avec un style quand même assez lourd et après un début franchement laborieux, Balzac réussit un très grand roman, rapide et sec comme une tragédie. Les dialogues sont remarquables et certaines scènes sont inoubliables.
J'avoue avoir eu une préférence pour les scènes de Rastignac. Goriot m'intéresse moins, son cas est réglé dès les premières pages, et je trouve que la narration insiste trop sur sa tragédie, que Balzac en fait des tonnes. A un certain moment, j'avais presque envie de dire : mais qu'il meure, bordel ! Qu'on en finisse ! Moi, ce que je veux, c'est Rastignac.
L'organisation du roman est rigoureuse également : présentation des personnages, le cas Rastignac, le cas Vautrin, le cas Goriot.
Roman idéal pour pénétrer dans l’œuvre de Balzac, avec son thème central (l'argent comme seule morale) et ses personnages centraux (Rastignac apparaitra dans plusieurs dizaines de romans de Balzac). Et il est toujours stupéfiant de constater que le monde décrit par Balzac, un monde d'arrivistes égoïstes où ne compte que sa propre ambition, où l'argent est le seul Dieu et où l'apparence est un véritable culte, est encore le monde actuel.

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le 15 oct. 2014

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SanFelice

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