Chronique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/10/le-probleme-a-trois-corps-de-liu-cixin.html


Ces dernières années, pour diverses raisons, je ne me suis pas vraiment attelé à la lecture des nouveautés qui faisaient le buzz dans les littératures de l’imaginaire, à quelques rares exceptions près. Non que je doutais de la qualité de ces titres suscitant l’enthousiasme, c’est simplement que je n’en avais pas la curiosité et/ou le temps (avec la littérature japonaise qui a pas mal phagocyté ce blog). Alors, tout ce qui a agité le landernau m’est passé sous le nez, j’ai fait l’impasse sur les bouquins primés, etc. Et j’ai envie d’y remédier, maintenant – ou en tout cas de revenir un peu plus à l’actualité, car cela ne va pas forcément être rétroactif.


Mais parfois, si – et c’est bien le cas pour Le Problème à trois corps, roman dû à l’auteur chinois Liu Cixin, inaugurant une trilogie (les deux volumes suivants, La Forêt sombre et La Mort immortelle, ont depuis été traduits chez Actes Sud dans la collection « Exofictions »). Initialement paru en Chine en 2006, ce roman avait été traduit en anglais par l’excellent Ken Liu (aucun lien), et récompensé par le prix Hugo 2015 du meilleur roman – une première. Ce qui a incité, je suppose, Actes Sud à traduire le roman (directement du mandarin, pas en passant par l’anglais, et merci pour ça aussi), et il rencontré pas mal d’écho de par chez nous également. J’avais envie de le lire depuis longtemps, mais n’ai vraiment trouvé l’occasion de m’y mettre que tout récemment.


Ici, même si j’évoque ce livre bien après la bataille, il me faut au cas où renouveler un avertissement constant dans les chroniques des blogocamarades : ne lisez pas la quatrième de couverture. Elle raconte absolument tout le bouquin, et c’est d’autant plus fâcheux que le caractère longtemps mystérieux des événements décrits est pour beaucoup dans la réussite du roman. Ce qui, notez bien, ne facilite pas exactement la tâche du chroniqueur non plus, le risque d’en dire trop de toute façon n’est pas négligeable… Mais on fera difficilement pire que l’éditeur, pour le coup.


Le roman s’ouvre sur des scènes fortes et terribles : nous sommes en 1967, et la Chine subit de plein fouet la folie absurde de la Révolution Culturelle – un épisode historique dont je ne connais certes pas les détails, mais qui m’a toujours inspiré une sorte de terreur morbide, où la fascination horrifiée le dispute à la répugnance la plus viscérale. Les jeunes gardes rouges, quand ils ne s’entretuent pas pour quelque obscure entorse supposée à la doxa maoïste, s’en prennent aux intellectuels, considérés comme étant par essence réactionnaires – si le Big Bang, ou Darwin, ou que sais-je, ne vont pas dans le sens de l’idéologie révolutionnaire telles qu'ils la lisent à la manière de la parole divine, c’est donc qu’ils sont des mensonges impérialistes et réactionnaires, propagés par les capitalistes oppresseurs…


Ye Zhetai est un astrophysicien, et donc coupable. Et sa confession publique (guère productive) dégénère forcément en lynchage. Sa fille, Ye Wenjie, n’oubliera jamais cette scène horrible. Elle n’est pas épargnée : forcément teintée de réaction elle aussi, elle est envoyée au plus profond de la Chine rurale pour y être rééduquée. Là, les ardents militants comme les éléments réactionnaires à réformer accomplissent un labeur incessant et parfaitement absurde, destructeur enfin – ceci alors même que la jeune fille est sensibilisée à la cause écologiste par un très mesquin personnage. Mais Wenjie a hérité de son père de solides compétences en astrophysique – le Parti n’étant pas aussi fanatique que les gardes rouges, il décide finalement de l’affecter à vie à un projet scientifique top secret, du nom de Côte Rouge, à l’ombre d’une immense antenne…


Puis nous passons au XXIe siècle (mais on reviendra régulièrement à Ye Wenjie et à Côte Rouge au travers de flashbacks parfois imposants). La Chine a bien changé. Wang Miao a mis ses connaissances scientifiques au service de l’industrie, et travaille sur des nanomatériaux révolutionnaires… Non, ce n’est pas le mot – en tout cas, ils devraient susciter de juteux profits. Eh... Tout irait pour le mieux, n’était cette étrange épidémie de suicides qui semble affecter la communauté scientifique, et qu’une enquête policière révèle à Wang.


D’une manière ou d’une autre, les victimes, dont certaines étaient connues de notre héros, semblent avoir partagé un bien étrange lien : tous, ils s’étaient intéressés à un mystérieux jeu vidéo en réalité virtuelle, appelé Le Problème à trois corps. Cette expression renvoie à un fameux problème mathématico-physico-astronomique que je serais bien en peine de vous présenter – mais le jeu l’expose sous un angle très inattendu, en développant un univers dont le cycle solaire est fondamentalement instable, au point d’anéantir ponctuellement les civilisations qui parviennent à s’y développer durant les « bonnes périodes ». Les joueurs y font la rencontre de fameux penseurs et scientifiques mythiques ou historiques, chinois comme occidentaux (Aristote, Galilée, etc.), qui élaborent des théories très diverses visant à expliquer ces curieux phénomènes et, sinon à y mettre un terme, du moins à développer des capacités de prédiction suffisantes pour que les civilisations à leur apogée ne soient pas ravagées par les ères « chaotiques » futures. Mais la tâche est rude – Wang Miao comme les autres joueurs sont invités à faire des propositions de modèles, mais les résultats s’avèrent souvent décevants… La question demeure : n’est-ce qu’un jeu ? Probablement pas… et c’est là qu’il faut que je me taise, sous peine de trop en dire (et j’espère ne pas en avoir déjà trop dit).


Le Problème à trois corps associe au fond deux genres bien distincts : la science-fiction dans son versant le plus hard science, et le thriller passablement conspirationniste. Ce n’est probablement pas le premier roman à tenter cette approche – mais c’est peut-être bien le premier, à ma connaissance en tout cas, à trouver l’équilibre pertinent pour que les deux dimensions aient leur intérêt propre tout en s’accommodant très bien entre elles, sans s’entredévorer, mais en se complétant harmonieusement. Même si la balance n’est certes pas toujours aisée : vers le milieu du roman, quand intervient la (première ?) Grande Révélation, l’auteur funambule joue un jeu dangereux, et le récit m’a paru à deux doigts de s’effondrer dans le ridicule le plus complet… Et pourtant non. S’il y a bien un chapitre trop grotesque à mon goût pour emporter pleinement l’adhésion, Liu redresse rapidement la barre, et parvient à ranimer l’intérêt du lecteur pour cette trame extrêmement complexe et aux implications insoupçonnées – jusqu’à atteindre un finale grandiose, où le sense of wonder règne en maître absolu, comme dans les meilleurs exemples de hard science (disons par exemple un Stephen Baxter en forme). Mais, on s’en doute, au regard de tout ce qui précède, la profondeur du roman ne réside pas seulement dans ses développements hard science, et il pose en même temps des questions éthiques voire métaphysiques pas moins rudes et fascinantes.


Et puis… Bon, j’ai déjà eu maintes occasions de le dire : je ne raffole généralement pas des thrillers (littéraires…), essentiellement parce que je les trouve bien trop souvent bien trop mécaniques, fond et forme. Mais Liu Cixin s’en tire bien, à cet égard, et son roman, dont la trame complexe a quelque chose d’un peu feuilletonesque, est tout à fait palpitant. Il est sans doute intéressant, d’ailleurs, de relever combien l’auteur use dans les hypothèses philosophico-scientifiques du jeu du Problème à trois corps des mêmes « tricks » que dans les passages de son roman davantage tournés vers l’investigation policière : l’ensemble est très prenant, et les ressorts spéculatifs en même temps que narratifs ne sont au fond pas si éloignés.


À cet égard, Liu Cixin fait l’effet d’un bon écrivain : il a des choses intéressantes à raconter, et les raconte de manière intéressante. Pour autant, on ne se fera pas d’illusions quant à ses capacités stylistiques, pour autant du moins que l’on puisse en juger au travers du prisme de la traduction française. Là n’est de toute façon pas le propos. C’est prenant, c’est fluide, on n’en demandera pas forcément davantage.


Il est plus ennuyeux, sans doute, que ses personnages manquent autant de caractère : Ye Wenjie est probablement celle qui s’en tire le mieux, mais Wang Miao est pour le moins fade – son compère policier Shi Qiang a sans doute davantage de couleur, mais il n’est pas très crédible… Une chose à leur propos, toutefois, qui participe peut-être de l’intérêt du roman, même si, de la part de votre serviteur, c’est un aveu empreint d’une vague gêne : tous ces personnages ont bien, dans leurs manières, quelque chose de « non occidental ». Il me paraît difficile d’en dire davantage, ou de citer des exemples précis, mais, oui, si l’exotisme n’est pas forcément supposé constituer en tant que tel une qualité intrinsèque au roman, de toute évidence, demeure le fait que nos héros ne se comportent parfois pas exactement comme le feraient leurs contreparties notamment anglo-saxonnes, dans un imaginaire science-fictif où ces dernières dominent de manière écrasante.


J’ai lu Le Problème à trois corps bien après la bataille, mais j’y ai pris beaucoup de plaisir, donc. C’est un roman palpitant, inventif, d’une grande richesse et d’un propos fort. Il méritait bien qu’on en parle autant, et sans doute méritait-il aussi son Hugo. Ai-je pour autant envie de lire les suites ? Eh bien, probablement… mais sans en faire une priorité absolue non plus ; à tort ou à raison, j’ai envie de laisser filer un peu de temps avant de m’y remettre. Quoi qu’il en soit, merci à Actes Sud, et au traducteur Gwennaël Gaffric, pour cette traduction : je suis très preneur de cette science-fiction… venue d’ailleurs.

Nébal
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le 11 oct. 2019

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