« Je suis un homme ridicule ». Première phrase du roman, qui s’ouvre ainsi sur un aveu fait aux autres : vous savez bien, vous avez toujours trouvé que j’étais ridicule ; moi aussi, très tôt je l’ai su ; mais voilà que par mon orgueil vous ignoriez que je le savais également. Que cela soit désormais acté. Fardeau porté durant toute une enfance, une adolescence, le « ridicule » se fait bientôt particularité moins pesante quand il s’agrège à une autre particularité psychologique de notre personnage devenu jeune homme : l’indifférence, le « ça m’est égal : tout est égal ».
Drôle de personnage donc, qui en vient, le 3 novembre et à l’occasion de l’observation d’une petite étoile, à la sérieuse décision de se suicider absolument cette nuit-là. C’est que cela fait maintenant deux mois que notre homme, incarnant véritablement son indifférence et entendant être conséquent, à qui dès lors il échoit de ne pas préférer la mort même à la vie, repousse l’échéance. Mais ce soir, ç’en est fini.
Enfin… il devait en être ainsi. Sauf qu'indirectement et fortuitement, une petite fille au comble du désespoir, esseulée, pleurante, implorante, va de son malheur heurter la trajectoire de notre homme pour contribuer à en changer radicalement la direction. De la mort à la vie. Pourtant, l’homme n’aide aucunement la petite, et ne fait montre d’aucune sollicitude : " cela est égal ". Alors quoi ?
La connaissance et la sensation ; la Raison et le Cœur. Partition classique. Dostoïevski entre implicitement en discussion avec les sages stoïciens. Tout est véritablement égal pour notre homme, n’en doutons-pas. Seulement, le corps est là, les sensations sont là, la douleur est là. Le corps seulement ? Non, le Cœur aussi, les émotions, la pitié… Mais alors, pourquoi ne pas avoir aidé la petite ? Parce qu’avant même de pouvoir le faire, le personnage est entré en combat avec lui-même : s’il devait bientôt être mort, c’est bien parce que tout lui est égal ; mais alors que veut dire cette pitié qui est bel et bien là ? Qu’importe n’importe quelle conduite, n’importe quelle moralité, n’importe quel sentiment : la mort ne doit-elle pas tout emporter ? Avant même de pouvoir se porter au secours de la petite, il était ainsi plongé dans un trouble d’une puissance inouïe. Rentré chez lui, son tourment entraîne sa fatigue, son sommeil et son Rêve…
Le Rêve est eschatologique, les perspectives mystique et chrétienne : il se développe à partir du suicide du personnage, une balle dans le cœur. C’est un voyage dans le temps et dans l’espace vers l’origine, le retour à une humanité d’avant le pêché, une humanité pure, belle, heureuse. Les hommes ne sont alors qu’amour et saisissent ainsi l’harmonie du Tout. Le Rêveur finit par saisir cette abominable vérité, toute chrétienne : c’est lui qui a finalement corrompu cette belle humanité.
Au réveil, il n’est plus question de revolver : c’est une vie de rachat et de prêche qu’il faut embrasser.
Dostoïevski développe ici le rêve comme un état crucial ou condition de possibilité de saisie de la Vérité. Aussi invite-t-il à questionner la nature des rêves, leur teneur en vérité, et plus loin la nature de la vérité elle-même. Le rêve trouve-t-il ses limites dans le psychique ou bien peut-il ouvrir à un autre degré de réalité, se donnant alors lui-même à penser comme lieu de passage privilégié du psychique à la métaphysique ?

Kevin-1677
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le 23 oct. 2017

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