J'emprunte mon titre au beau récit autobiographique d'Ernest Psichari sur l'Afrique centrale, tant il convient parfaitement pour qualifier les étendues marécageuses, désertiques et endormies décrites dans Le Rivage des Syrtes par Julien Gracq. Il y a une filiation spirituelle indéniable entre Le Rivage et Le Désert des Tartares de Buzzati, sans que Gracq n'ait apparamment eu connaissance de ce dernier durant sa rédaction (seulement dix ans séparent les deux romans). Chacun développe à sa façon une économie de la solitude, élabore méticuleusement le mythe qui entoure la patrie à laquelle appartient le héros, et la légende pleine de mystère qui évoque craintivement sa nation rivale.


Rédigé dans un style tout bonnement époustouflant, Le Rivage des Syrtes ne peut que happer, que captiver une fois les premières pages du livre tournées et la façon d'écrire de Gracq apprivoisée. C'est une écriture de l'absolu, un roman en prose par moments même. Loin d'être pompeux ou arrogant, c'est le style de quelqu'un qui connaît parfaitement le sens des mots, leur étymologie, les combinaisons nécessaires pour évoquer dans l'esprit du lecteur une atmosphère des plus hypnotisantes. On retrouve du Lovecraft dans la façon qu'a l'auteur de décrire avec détours et malaise les étranges phénomènes qui se produisent sur les bords de la Forteresse ou dans les canaux pourris de Maremma. Cette gêne indicible qui sourd derrière chaque mot, prête à exploser, mais que l'écrivain dompte sous des couches successives de rêve et de fantasme. Du Mallarmé aussi, dans cette perspective qu'adopte Gracq de redoubler d'efforts à porter les divagations d'Aldo (le héros) vers une forme d'absolu qui lui échappe perpétuellement. C'est une écriture qui hante, qui reflue et qui charrie constamment jusqu'à la surface les frémissements d’une improbable crainte (pourtant crédible) mêlée de sublime.


Contrairement à Buzzati, Gracq a davantage étoffé son histoire, mêlant le complot politique à l'introspection, et s'autorisant même à raconter une romance entre Aldo et Vanessa, une jeune femme obsédante qui suscite en lui des passions contraires. En résulte une aventure (car c'en est une) fascinante et merveilleuse au sein de ces terres désolées, en proie à une splendide apocalypse, à un fatal dévoilement...


« Je me retournais parfois pour apercevoir derrière moi la forteresse, d'une livide couleur d'os sous son drapé de brouillard ; devant moi, dans le lointain, les reflets de mercure de la lagune venaient mordre sur l'horizon une mince ligne noire et dentelée et, dans cette matinée déjà pesante, il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie, se charger sous leur voile de brume d'une subtile électricité. »

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le 22 déc. 2020

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