Un artiste dans une société totalitaire n’a finalement le choix qu’entre deux attitudes : se conformer au code formaté passé au crible du dogme, ou assumer sa liberté créatrice et encourir les risques qui vont avec. Avec un peu de chances, l’œuvre d’art passera à travers les fourches caudines de censeurs qui, généralement, sont totalement dénué d’imagination et incapables de reconnaître l’ironie destructrice et de savourer l’humour ravageur. Cela laisse une certaine marge de manœuvre à l’artiste, si étroite soit-elle.
Dans les années 60, lorsque Tarkovski voulait parler de lui, c’est-à-dire de la condition de l’artiste croyant dans un monde qui a érigé l’athéisme au statut de dogme ; lorsqu’il a voulu exposer ses questionnements et ses réflexions au sujet du lien brisé entre Dieu et les hommes, et sur comment le restaurer ; lorsqu’il a voulu montrer l’indispensable spiritualité dont l’humanité a besoin, et le rôle de l’artiste dans cela, alors il a choisi de parler d’un peintre du Moyen Âge qui, par le plus grand des hasards, portait le même prénom que lui.
Finalement, le projet de Boulgakov en écrivant ce livre sur Molière, est exactement le même. Entre le médecin qui abandonna une carrière toute tracée mais peu enthousiasmante, et un jeune homme qui refusa une carrière de tapissier royal, dans les deux cas pour se lancer dans une vie d’artiste très aventureuse, très risquée et dépendant entièrement du bon vouloir des autorités en place, il y a de nombreuses ressemblances. Trop pour que ce soit le fruit du hasard.
Il suffit de lire la description que fait Boulgakov de Molière pour y voir un autoportrait évident. « Mais les yeux sont remarquables. Je lis en eux un étrange, perpétuel sourire sarcastique, et en même temps un éternel étonnement devant le monde qui l’entoure. Il y a dans ces yeux quelque chose de voluptueux, de féminin presque, et tout au fond – un mal caché. Il y a un ver, croyez-moi, chez cet homme de vingt ans. Un ver qui déjà le ronge. »
Comment ne pas voir Boulgakov derrière ce portrait ?
Comment ne pas sentir l’auteur du Maître et Marguerite dans ce regard acéré et grinçant porté sur la Rus… la France de son époque ?
Comment ne pas retrouver le parcours du grand romancier russe derrière la vision mélancolique et désenchantée portée par Molière sur les autorités politiques de son temps ?
Le parallèle entre la trajectoire du médecin romancier et celle du tapissier dramaturge est constante. Les mêmes tribulations au fil des caprices des autorités, les mêmes déambulations dans le pays.


Mais plus qu’une simple autobiographie masquée, ce Roman de monsieur de Molière est le portrait comique, mélancolique et sentimental d’un homme dont le sarcasme dissimule mal l’aspect désabusé.
« ô combien rudes sont les chemins par lesquels doit passer le poète soumis au contrôle incessant d’un pouvoir redoutable », peut-on lire au chapitre 17. Voilà bien une phrase qui met en lumière le projet de Boulgakov : faire le portrait d’un artiste confronté au corporatisme de son époque. C’est assez significatif que, dès les premiers chapitres du roman, Boulgakov rappelle l’autorité morale et philosophique d’Aristote, autorité tellement indéboulonnable qu’on risque les pires peines si jamais on en venait à la remettre en cause. Quitte, d’ailleurs, à faire dire à Aristote des choses qu’on ne trouve nulle part dans ses œuvres. Tenez, si jamais, par le plus grand des hasards, on remplaçait le nom d’Aristote par celui d’un autre philosophe… tenez, par hasard, Marx ! (Et je suis certain que, de nos jours, on pourrait trouver bien des noms de philosophes « indéboulonnables » qui nous attireraient les foudres éternelles si jamais on les attaquait.)
Toute la seconde partie du roman se plaît à décrire un Molière en proie aux attaques de plus en plus violentes d’une société engoncée dans ses certitudes. Et, en montrant un artiste de plus en plus déprimé par cette violence, un homme de plus en plus solitaire, on sent toute l’amertume de Boulgakov. Les œuvres interdites alors qu’elles ont et le succès, et le talent ; les mutilations imposées ; les jeux d’influence autour du pouvoir ; les moindres gestes espionnés, interprétés ; les insultes et les dénonciations… Tant de choses que l’auteur du futur Maître et Marguerite connaissait déjà si bien !
Du coup, avec autant de subtilité que de lucidité, Boulgakov passe à l’attaque à son tour. Il dénonce les fanatismes qui veulent enfermer la pratique artistique dans un cadre si étriqué qu’il en interdit toute imagination ; il se rebiffe contre ceux qui considèrent que la qualité d’une œuvre d’art se mesure à l’aune de l’idéologie dominante qu’on doit y appliquer.
Et surtout, il remet en lumière l’humour. Il rappelle que le tragique de ceux qui se prennent toujours au sérieux est souvent stérile et méprisant. Le Molière de Boulgakov échoue systématiquement lorsqu’il s’attaque à la tragédie. Sa vivacité, son brio, son génie, son sens de l’observation acéré et tranchant s’expriment dans les comédies.
Le roman de Boulgakov ne sera publié que bien après la mort de l’écrivain, en 1962, dans une version expurgée. Bien entendu, les censeurs soviétiques n’étaient réputés ni pour leur sens de l’humour, ni pour leur acceptation de l’imaginaire. Même Gorki, qui n’était a priori pas le premier idiot venu, avait rejeté le roman en reprochant à Boulgakov d’être trop « badin », et qu’un tel sujet méritait d’être traité avec un sérieux plus sec, plus cassant, plus aride. Pour traiter Molière, il ne fallait, selon l’auteur des Bas-fonds, que la stérilité du réalisme scientifique tout marxiste.
C’est se tromper sur le projet de Boulgakov. L’auteur du Roman de Monsieur de Molière fait de son œuvre une apologie de la vie, loin des corporatismes, loin des idéologies, loin des théories.


A tout cela, Boulgakov ajoute une grande érudition. Pour écrire son livre, l’auteur a parcouru tous les livres disponibles sur Molière, il a contacté des « moliéristes », etc. Du coup, son roman, en plus d’être une magnifique œuvre d’art superbement écrite, est un livre historique parfaitement documenté.
Cela donne un livre riche et dense, passionnant, drôle, mélancolique, intelligent. Décidément, Boulgakov était grand.

SanFelice
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le 2 nov. 2018

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