L’Amérique aime ses épopées, destins extraordinaires de héros ordinaires, ses baroudeurs Whitmaniens, ses Kerouac vagabonds, grandes fresques vitales où l’intime se mêle à l’Histoire, où l’anodin fait pencher la balance du grand tout.
Limites repoussées, frontières piétinées, pour un temps s’évade l’esprit prisonnier du siècle et de ses préjugés. Oubliées les peurs irrationnelles, les craintes matérialistes du commun.
C’est tout un pan de littérature, musique, cinéma du « bigger than life » qui s’offre aux démunis de l’audace.
Du rêve en barre comme seul le nouveau continent sait en façonner.


Mais là c’est autre chose.


Ho ! ce n’est pas flagrant.
Les premières pages caressent dans le sens du poil le doux rêveur qui est en chacun de nous, lecteurs avides des grands espaces. John Kaltenbrunner, dont on ne sait rien encore si ce n’est qu’il marqua les esprits et fit retentir son nom pour les siècles à venir, semble de prime abord porter sur ses épaules toutes les espérances dument construites autour de l’esquisse de sa personne.


Mais c’est bien autre chose.


Et même tout son contraire.
A mesure que se dessine la puante bourgade de Baker, concentrateur de tout ce que le rêve américain a choisi de laisser de côté, et qu’en parallèle s’étoffe le héros de ces pages, le doute s’installe jusqu’à céder place au malaise le plus entier.
Le monde de John est infâme. L’engeance la plus abjecte que notre espèce peut offrir s’y vautre avec délectation, érige sa bêtise congénitale et son alcoolisme en loi divine, fait des âmes les plus laides de la création ses plus dignes citoyens.
Tout espoir y est vain.
Et voilà qu’atterrit, on ne sait d’où – d’un père au rayonnement fatalement remis en cause par l’image même de la plèbe qui l’adula en son temps, d’une mère effacée dont on ne saura finalement que peu de choses – un jeune prodige de rien du tout, un esprit fort et pragmatique, entreprenant, débrouillard, un peu trop sensible peut-être. Il a besoin, c’est évident, du coup de pouce qu’il est coutume d’attendre du système éducatif ou familial. Pour le pousser vaillamment sur le chemin d’une vie que ses prédispositions laissent deviner simple et pleine de petites joies quotidiennes.


De cette masse imbécile et jalouse, de cette communauté à peine bonne à reproduire passablement les ignominies ordinaires de ses parents, il ne faut pourtant pas attendre le miracle espéré.
La différence est infecte aux yeux des ignorants. Et John n’est rien moins que différent. Il catalyse la rancœur, la haine primale qui ne cherche qu’un exutoire facile. Il effraie. Il insupporte.


Alors c’est autre chose qui se met en place.
Loin du lyrisme et des Highways.
Le récit on ne peut plus métaphorique de la déchéance programmée du gamin plein d’espoir empêtré dans les filets ancestraux de générations perdues.
Il ne se rendra pas sans combattre et en cela exacerbe jusqu’à son insupportable paroxysme l’injustice maniaque qu’est sa vie. Il excite la fourmilière malfaisante qui porta ses premiers cris, met à jour avec fascination la plus petite bassesse, effondre le dernier rempart de pudeur résiduelle. Au grand jour les misères, les faiblesses, les dégénérés, les monstres-hommes de la petite ville qui, décidément, ressemble de plus en plus à la tienne.


La grande aventure de John Kaltenbrunner n’aura jamais été qu’une immense ronde infernale et vomitive, une remise en place sauvage de ce « juste » qui ne voulait plier, une leçon apprise de force sur la toute puissance de l’ignorance.
Un coup de pied dans l’eau, probablement, mais dont les rides se propageront dans la mémoire collective longtemps après l’oubli du trouble initiateur.
Finalement, peut-être que tout espoir n’était pas vain, puisqu’on en parle encore.

-IgoR-
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le 25 mars 2016

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-IgoR-

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