Parfois, dans un livre, les phrases sont très longues au point de s'étaler sur des pages entières. Parfois, aussi, l'histoire n'a rien à voir avec le titre. Et puis le pompon, c'est quand celui-ci est estampillé "Rentrée littéraire". En entamant un bouquin cumulant ces trois caractéristiques, on aurait donc raison de s'inviter à la prudence pour étiqueter, au moins temporairement (seulement temporairement, hein ! Les a priori, c'est le mal) le suspect "littérature bobo". Le dernier livre de Jérôme Ferrari est un candidat parfait : pour commencer, le "Sermon sur la chute de Rome" du titre n'est qu'une courte parabole ouvrant et fermant un récit bien différent. Soient deux amis qui décident de plaquer leurs études pour partir gérer un bar dans leur Corse natale ; ce faisant, leurs envies, leurs amours, leur inimitiés et leurs angoisses, leurs origines et leur fin symbolique. Ce constat permet cependant d'évacuer une dernière inquiétude : ouf, on fait difficilement plus contemporain que ce Sermon, qui ne fait appel au passé que pour consolider son propos sur le présent, dans lequel il apparaît profondément ancré. L'intrigue louvoie entre plusieurs générations qui toutes convergent vers aujourd'hui, un aujourd'hui qui est bien le cœur du récit. C'est l'histoire de Mathieu et Libero, c'est aussi l'histoire de leurs parents respectifs, de leurs grands-parents, ça ne se passe pas dans la Rome antique mais souvent dans un bar où se succèdent des clients, des patrons, des rêves, un pays de Cocagne où l'on vit pour aimer simplement, mais où il faut pourtant se garder de réclamer le bonheur.

On ne va pas tergiverser, le style d'écriture, en phrases souvent très longues, est merveilleux. Aucune fatigue, aucun empressement de terminer une page ou d'arriver à la fin d'un chapitre. Titre de nouveau trompeur puisqu'en fait de sermon, qui évoquerait quelque chose d'austère et de chiant, l'ensemble du roman se lit plutôt au rythme de respirations, de celles du lecteur comme des personnages, dans une harmonie parfois si parfaite qu'une seule phrase réussit à faire passer avec beaucoup de grâce des émotions opposées. La plume de Ferrari est tout entière au service d'une mélancolie à la fois très triste et très belle : s'y invitent la joie, l'amour, les rêves, qui cependant semblent toujours, et tout en subtilité, apporter les indices d'un dénouement malheureux, que l'on prédit sans autre preuve que cette discrète tristesse de fond qui affleure en permanence. Rien de geignard, il s'agit d'une petite douleur qui traverse le récit de part en part, qui sublime les instants de bonheur comme de malheur, une sorte de conscience simple mais forte de la vie et de la mort dont sont affligés l'auteur comme ses personnages. Ferrari a mûri son style en parvenant à le situer, à peu près partout en même temps, sur une échelle imaginaire allant du dérisoire au sublime. La parabole (parfois irritante d'élitisme inutile) avec la chute de Rome du titre finit même par prendre tout son sens, lorsqu'enfin l'auteur daigne mettre sur le même plan la chute d'une civilisation et celle d'individus, en punissant et en glorifiant dans un même mouvement cet espoir absurde et orgueilleux selon lequel le bonheur serait dû, alors que l'on reste en réalité condamné à le chercher dans un éternel recommencement - en passant les armes à d'autres. On tolérera donc de quitter le livre sur un Sermon qui illustre très bien son sujet véritable : "cette hypothèse intolérable brûle l'âme d'Augustin qui pousse un soupir, gisant parmi ses frères, et il s'efforce de se tourner vers le Seigneur mais il revoit seulement l'étrange sourire mouillé de larmes que lui a jadis offert la candeur d'une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c'est un seul et même témoignage."
boulingrin87
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le 4 nov. 2012

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Seb C.

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