Avec le septième tome de son cycle et particulièrement après des tomes 5 et 6, certes brillants, mais qui ne laissaient pas bien deviner la direction que l’auteur entendait donner à son œuvre, Steven Erikson corrige sa seule véritable erreur, celle d’avoir laissé certains lecteurs dans le flou.


Car si Le Souffle du Moissonneur est aussi dense que ses prédécesseurs, voire bien plus, il laisse derrière lui un sentiment bien particulier, à savoir la certitude. La certitude que l’auteur sait où il va. La certitude qu’Erikson a toujours su où il allait emmener ses lecteurs. La certitude que ces longues heures de lecture allaient bien conduire en un endroit précis. Et si tous les arcs ne trouvent pas ici de conclusion (encore trois tomes à paraître, quand même), beaucoup de réponses vont être apportées.


Le tome 6, Les Osseleurs, avait initié la grande convergence. Le lecteur était en droit d’attendre un septième tome explosif. Et le moins que l’on puisse dire est que l’objectif est atteint. Nous y sommes, tous les fils sont tendus et l’auteur les tire les uns après les autres, pour qu’ils se rencontrent tous. La maîtrise est incroyable, tant il réussit à retarder ou accélérer certains évènements pour qu’ils retentissent dans un ordre bien particulier, leur offrant à la fois une visibilité et une résonnance impérieuses, quand bien même il ne s’agirait que d’évènements mineurs en comparaison des rebondissements narrés durant les pages suivantes.


Quelques personnages manquent à l’appel dans ce tome (Ganoes et Apsalar, principalement), mais remplacés par des nouveaux tout aussi intéressants qui délivrent progressivement des clés de compréhension, autant sur l’univers, les anciennes alliances et les forces oubliées (Masque Rouge), que sur les Garennes et les Antres (Bec). Sans en révéler quoi que ce soit, ces personnages auront droit à des moments de gloire aussi inattendus (en raison de leur introduction tardive) que fabuleux et importants (les escarmouches entre letheriis et alênes, la protection assurée par Bec en diverses occasions).


Pour les lecteurs frustrés de ne pas avoir plus côtoyé les Brûleurs de Ponts durant certains tomes précédents, Erikson trace dans cet opus une voie royale avec une prépondérance laissée aux survivants dudit groupe et à Esquive ; tous auront un grand rôle à jouer au cœur d’histoires infinitésimales, larguées dans un récit tellement plus grand.


Car quand vient l’avènement d’Icarium (ce seul premier pas posé à Letheras qui souffle la ville comme le cœur du lecteur) ou celui de ce diable de Karsa Orlong lors de cet affrontement cathartique avec Rhulad (mais pas que…), l’on se dit que l’on a bien fait d’attendre. Les sentiments interfèrent, la patience et l’impatience s’annihilent, le feu d’artifice promis se déclenche dans un tourbillon d’allégresse.


Et en livrant ces quelques éléments d’intrigue, j’ai bien conscience d’avoir préservé le lecteur de la présente critique de quatre-vingts pour cent des rebondissements et moments forts de ce tome. Oui, lecteur, tu auras ton lot de surprises, de morts, de folies narratives jubilatoires. Oui, Erikson aime les femmes fortes, et tu en auras tout ton soûl. Oui, l’humour est bel et bien présent, toujours subtil, rarement inaccessible.


La lecture peut paraître déconcertante durant les premières heures, tant les enjeux se dessinent progressivement, trop lentement peut-être pour certains. Mais le tournant existe et il appartient à chaque lecteur de se laisser emporter. Le dernier quart apparaît d’ailleurs particulièrement retors et jouissif à la fois, tant les émotions se mêlent d’une page sur l’autre, sans que le rythme ne retombe jamais. Et que dire de ce final démentiel, où tous les arcs se croisent, durant lequel le lecteur est littéralement balancé d’un côté à l’autre du spectre des émotions, si ce n’est que Steven Erikson est un génie (voir la critique d’Elbakin : http://www.elbakin.net/fantasy/roman/le-souffle-du-moissonneur-3317).


Bien conscient du bijou entre mes mains, j’ai fait le choix de ne pas aborder les pérégrinations et le destin de certains personnages que j’affectionne tout particulièrement. Parce qu’aborder, c’est déjà révéler. Et que ce roman, d’une densité et d’une puissance phénoménales, mérite qu’on lui accorde tout son temps.


Oui, lecteur, si tu t’interroges sur la capacité d’Erikson à embrayer, à faire au moins aussi grandiose que dans Les Osseleurs, tu ne seras pas déçu. Fonce et arrête de me lire. La splendide couverture de Marc Simonetti aurait d’ailleurs dû te convaincre qu’il n’y aurait pas de place pour la paix de l’âme ou pour la raison dans ce roman. Tout y est, il n’y a plus qu’à lire, rire et pleurer de ce champ de ruines inéluctable, de la destinée de ces personnages tantôt détestables tantôt attachants, qui tous sont nuancés et méritaient les pages qui leur ont été réservées.


Lire un Steven Erikson relève de l’épreuve. S’il fallait illustrer, ce serait comme percevoir un écho et remonter jusqu’à sa source. Les centaines de premières pages sont diffuses, difficilement assimilables ; elles soulignent des détails dont on ne perçoit pas immédiatement les implications. Mais plus le lecteur avance dans sa lecture, plus il acquiert des éléments de compréhension, plus les enjeux se resserrent autour des véritables héros (pas forcément ceux que l’on imagine), plus les traînées de cendres le guident vers le point neuronal d’incertitude ; celui qui fait vibrer et trembler. Le Souffle du Moissonneur est grandiose, mais il demande comme toujours du temps et de la concentration.

Créée

le 22 août 2021

Critique lue 597 fois

11 j'aime

4 commentaires

Critique lue 597 fois

11
4

D'autres avis sur Le Souffle du moissonneur

Le Souffle du moissonneur
Vorkosigan
8

L'exigence de la convergence

Septième tome de la décalogie, après les excellents "Marées de Minuit" et "Les Osseleurs" (mon préféré so far), nous retrouvons comme d'habitude un certain nombre de personnages connus et en...

le 1 nov. 2021

1 j'aime

Du même critique

The Last of Us Part II
Flibustier_Grivois
10

Côté pile, tu meurs…

(Lecture à proscrire si vous n’avez pas encore terminé le jeu…) Il fallait une sacrée paire de roustons pour donner une suite à celui qu’il convient désormais d’appeler The Last of Us Part I. Petite...

le 10 oct. 2020

47 j'aime

16

Les Jardins de la lune
Flibustier_Grivois
9

De l’abnégation à la sidération

Pour tout amateur du genre fantasy, la perspective de pouvoir un jour se confronter à l’œuvre complète de Steven Erikson a longtemps relevé du mirage. Alors que la France possède un vivier de...

le 5 juin 2018

32 j'aime

18

No Man's Sky
Flibustier_Grivois
8

L'aventure intérieure

Paradoxalement, mon expérience dans No man’s sky (NMS), ou mon histoire devrais-je dire, est aussi ressemblante à celles des autres joueurs que singulière. Pour arriver au même endroit, nous en...

le 16 août 2016

26 j'aime

32