Deux des défauts du Théâtre et son double – avec quoi j’englobe « Le Théâtre de Séraphin » –, à moins qu’il s’agisse de deux facettes du même défaut, ne sont pas du fait d’Artaud. D’une part, depuis les années 1930, l’idée que la théâtralité, c’est le théâtre sans le texte a tellement fait son chemin, admise à tous les niveaux de l’enseignement, qu’elle a perdu tout caractère transgressif, si ce n’est toute force. D’autre part, de performances en théâtre de rue, en passant par la Compagnie des Farfadets de Limoges, les apports d’Artaud à la théorie théâtrale ont été si mal défendus – car faussement ou paresseusement compris ? – par d’autres qu’une recommandation comme « Il ne s’agit pas de supprimer la parole articulée » (premier manifeste, p. 145) ne semble pas l’évidence qu’elle devrait être.
Artaud a davantage de responsabilité dans un autre défaut du Théâtre et son double : cet assemblage d’articles, de lettres et de manifestes écrits entre 1931 et 1936, même éventuellement amendés pour l’occasion, présente beaucoup de redites. Dans un même texte (mettons « Le théâtre et la peste »), certaines notions peuvent revenir deux, trois, quatre fois… On pourrait réécrire ces deux cents pages de façon tout aussi dense et synthétique et les faire tenir en quatre-vingts sans perdre d’idées. Idées qui en l’occurrence ne manquent généralement ni de force, ni d’intérêt – quoique j’aie du mal à suivre les délires ésotériques d’« Un athlétisme affectif » sur « la matérialité fluidique de l’âme » (p. 202)… D’une manière générale, c’est quand le texte flirte avec la paranoïa, voire franchit la frontière, que je le trouve le plus faible – et peut-être cette redondance a-t-elle à voir avec la paranoïa. (Il y a dans « Le théâtre et la peste » un développement au mieux intuitif, au pire délirant sur la peste comme « une maladie qui serait une sorte d’entité psychique et ne serait pas apportée par un virus », p. 26, développement qui n’est pas sans faire songer aux théories ultérieures d’un Michel Bounan.)
Précisons qu’il est autant question ici du théâtre que de son double, ou plutôt de ses doubles (la peste, la métaphysique, l’alchimie, la réalité, le rêve, le cinéma, etc.) : inutile de chercher le moindre embryon d’analyse de ce que le théâtre occidental a produit entre Euripide et, mettons, Jarry. Le théâtre qui plaît à Artaud, c’est le Théâtre Balinais, évoqué tout au long du Théâtre et son double d’une façon qu’on qualifiera, par indulgence, de circulaire… (En gros, cinquante pages disséminées çà et là qui tiendraient en cinq.) Et le théâtre qui lui plaira sera le Théâtre de la Cruauté – l’auteur semble attaché à toutes ces majuscules. Sur ce point, les deux manifestes contenus dans ces pages ne manquent pas de clarté, et sont pour le coup synthétiques – mais il y en a deux…
La plupart des idées d’Artaud sur le théâtre sont une transposition de ses idées qu’on pourrait qualifier de métaphysiques, celles qu’on peut retrouver dans Héliogabale, dans Van Gogh ou dans quelques poésies. À moins que ses idées métaphysiques soient une généralisation de ses idées sur le théâtre. Et au bout du compte ce sont ses idées métaphysiques qui sont les plus intéressantes, pourvu que le lecteur trouve une formulation qui lui en convienne parmi toutes celles proposées : comme texte théorique sur le théâtre, le Théâtre et son double est dispensable.

Alcofribas
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le 27 août 2016

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