Cette saga commence lorsque se dessinent au sein d’une famille marchande des troubles qui sont catalysés par la mort du chef de famille Ephron Vestrit. Nous sommes dans un monde où certaines familles marchandes ont le privilège de posséder une vivenef, un navire fait d’un bois particulier et dont la figure de proue prend vie après que les capitaines de trois générations de sa familles sont morts sur son pont, lui confiant leurs souvenirs. Ephron Vestrit est ce troisième homme. Sur son lit de mort il lègue la Vivacia, vivenef de la famille, à sa fille aînée Keffria, confiant indirectement par là le commandement du navire au mari de celle-ci, le capitaine Kyle Havre. Face aux finances mal en point de la famille marchande, celui-ci décide alors d’employer la vivenef tout juste éveillée au profitable commerce d’esclaves, malgré l’opposition de sa belle-mère Ronica. En léguant le navire à sa fille aînée, Ephron Vestrit prive alors sa cadette Althéa de tous ses espoirs : elle est un marin accompli ayant navigué avec son père depuis son plus jeune âge, et elle ne comprend pas que son père la prive subitement de son héritage. La jeune femme décide alors de tout mettre en œuvre pour récupérer son navire des mains de son beau-frère, bon capitaine mais homme méprisable. Dans le même temps, Kyle tire de force du monastère Hiémain, son frêle fils aîné destiné à la prêtrise, et l’entraîne contre son gré comme mousse à bord de son navire : en effet, une vivenef ne peut naviguer qu’avec un membre de sa famille à son bord, et il a besoin de son fils en remplacement de l’indisciplinée Althéa.


Des drames multiples commencent à se nouer, impliquant chacun des membres de trois générations de la famille Vestrit. Les Aventuriers de la Mer est donc une saga avec de multiples personnages entre lesquels les chapitres alternent. D’ailleurs d’autres protagonistes non moins importants s’ajoutent à ceux-ci, certains dès le départ et d’autres en cours de route, parmi lesquels le capitaine pirate Kennit et Etta sa compagne ancienne prostituée, ainsi que Ambre, une mystérieuse fabricante de perles en bois. Les personnages principaux sont donc un peu plus d’une dizaine, chacun (ou presque) avec une personnalité développée. Les vivenefs elles-mêmes ne sont pas en reste. Elle sont des personnages à part entière, jouant un rôle important qui se dessinera petit à petit. Robin Hobb sait jouer avec les différents points de vue dans cette structure narrative bien différente de celle à la première personne de L’Assassin Royal.
Mais me direz-vous, en quoi ce drame familial agrémenté de navires vivants est-il réellement une œuvre de fantasy ? L’aspect fantasy prend de l’ampleur au fil des pages et des tomes et vient apporter une profondeur supplémentaire à la trilogie tout en restant mesuré, tandis que l’intrigue se complexifie rapidement et finit par concerner bien plus qu’une famille de Marchands, même si celle-ci sera poussée par les circonstances au centre des événements qui surviennent.


Je viens donc de terminer ma lecture des Aventuriers de la Mer de la prolifique auteure Robin Hobb, quelques années après celle du premier cycle de L’Assassin Royal. C’était une lecture fort agréable, qui m’a tenue en haleine jusqu’au bout. Pourtant, ce cycle de Robin Hobb est bien loin d’être exempt de défauts. Tout bien considéré, il fait figure pour moi d’un très bon divertissement, que je relirai sans doute. Ma critique porte sur l’ensemble des Aventuriers de la Mer, et je préviens à toutes fins utiles qu’elle est susceptible de vous spoiler odieusement si vous n’avez pas lu le cycle en entier.


Commençons par quelques mots à propos du style. Je ne peux parler ici malheureusement que de la traduction française. Le style, donc, est sans grande profondeur ni élégance. La traduction du premier tome du découpage original (tomes 1 à 3 de la VF) est toutefois un cran au-dessus de la suite. Le traducteur en est en effet Arnaud Mousnier-Lompré (qui a traduit aussi L’Assassin Royal) avant qu’un changement de traducteur ne vienne rompre l’homogénéité. Les relativement nombreuses coquilles présentes dans mon édition ne sont pas pour aider. J’aurais dû me lancer dans le cycle en VO… Mais j’avais lu dans ma jeunesse le premier cycle de L’Assassin Royal en français et la première intégrale des Aventuriers de la Mer m’attendait depuis dans ma bibliothèque toujours en langue de Molière… Bref, le style (de la traduction, donc) est selon moi un peu faible, sujet à des répétitions stylistiques qui se remarquent, et sans patte caractéristique.


Le deuxième défaut que j’aimerais relever a trait aux personnages. Certains sont attachants (même en étant parfois des connards finis, je pense ici à Kennit), d’autres non moins nombreux sont des têtes à claque qu’il démange d’abandonner dans un endroit reculé des Îles pirates (Malta dans le premier tiers des romans, Davad Restart, Sérille à son arrivée à Terrilville, le Gouverneur Cosgo en toute occasion…). Mais presque tous sont écrits à la hache ou peu s’en faut. Je ne veux pas dire par là qu’ils sont monolithiques ; au contraire ils sont plutôt trop prompts à changer de manière extraordinaire. (À l’exception de Kyle Havre sur lequel je reviendrai plus tard.) Il est étrange de noter que je n’ai pas souvenir d’avoir eu un tel sentiment dans ma lecture (quoique lointaine) de L’Assassin Royal. Peut-être est-ce dû à la différence de narration, à la première personne dans L’Assassin Royal ? En effet, lorsque seule la psychologie du narrateur est développée de façon interne, le problème risque moins de faire surface. De même, la narration à la première personne rend une subtilité relative des personnages tributaire de la perception limitée qu’en a le narrateur. Ou peut-être est-ce seulement ma mémoire qui est en cause… Pour en revenir au cycle qui ici nous occupe, les personnages s’influencent les uns les autres avec beaucoup trop de facilité, comme si chacun d’eux était soit un Littlefinger en puissance, soit un être doué d’une force de persuasion presque surnaturelle. Cela peut être vrai d’Ambre, que l’on connaisse le secret qui l’entoure ou non, ou de Kennit à sa façon (une sorte de force de la nature), mais pas des autres. Trop souvent ils changent d'humeur/de comportement/d'idée voire carrément de caractère trop facilement, comme balayés par une esquisse d’argument. L’évolution de Malta par exemple, si elle est bienvenue (et comment !), est à mon sens trop rapide pour être réellement crédible. Althéa et Brashen semblent en fin de compte avoir les comportements les plus humainement compréhensibles, car moins contaminés que les autres par ce que j’appellerais ce « défaut de fabrication ».


En revanche je n'ai pas grand-chose à redire au niveau de la narration. Il ne fait aucun doute que certains mystères résolus (ou non) au cours de l’intrigue ont des ficelles plus ou moins apparentes, mais ils ne sont pas faiblards pour autant. Je pense par exemple au lien entre le Parangon et Kennit. Le lecteur lit parfois entre les lignes ce que les personnages ne savent pas, néanmoins je vois cela non pas comme une faiblesse de l’auteure mais comme une complicité instaurée avec le lecteur qui en sait plus que les personnages et se demandera en conséquence quand ceux-ci comprendront.
En revanche le déroulement de l’intrigue en elle-même ne s’est jamais laissé deviner pour moi. Je n’avais au départ aucune idée de ce vers quoi l’intrigue se dirigeait. Ou plutôt j’avais des idées mais qui se révélaient au fur et à mesure fausses, de nouveaux éléments venant diriger l’action dans une autre direction. Cette impredictibilité est une des particularités de l’œuvre qui m’a beaucoup plu.


Le concept des vivenefs (traduction particulièrement élégante de liveship, au contraire de la traduction dans son ensemble) et de leur réelle nature est une belle trouvaille. La raison exacte de l’éveil du bois-sorcier (qu’il soit navire ou amulette) et de ses propriétés ne reçoit pas d’explication, ce qui pourrait faire figure de plothole, mais on peut aussi accepter de garder cela au rang des mystères de ce « matériau » magique issu de cocons de dragons. Vivacia et Parangon sont des personnages qui peuvent être tour à tour irritants ou attachants, et que j’ai beaucoup aimés. C’est étrange de dire que des navires m’ont inspiré beaucoup d’empathie. L’Ophélie, bien que secondaire, m’a l’air d’être une vivenef bien sympathique avec qui j’aimerais bien échanger quelques mots.
J’ai par contre un peu de peine à concilier ce que je sais maintenant des dragons et des Anciens avec certaines choses apprises dans le premier cycle de L’Assassin Royal. Je compte sur les cycles suivants pour m’éclairer…


Entre conflits familiaux, renaissance des dragons et recherche d’identité des vivenefs, il y a encore un aspect politique dont je n’ai pas fait mention. La trame narrative autour de l’indépendance de Terrilville et du désert des Pluies, des complots à la cour du trône de perle et de la trahison chalcédienne forme une intrigue politique pas très complexe, mais plutôt bien menée. Les protagonistes les plus négociateurs – ou plutôt négociatrices, car les hommes se montrent ici moins doués en la matière – sont agréables à suivre.


Enfin, je ne peux m’empêcher de mentionner que Robin Hobb se débarrasse du « problème » (car, avouons-le, il n’est pas grand-chose de plus qu’un élément déclencheur doublé d’un problème) Kyle Havre avec beaucoup trop de facilité, à tel point que c’en est carrément déconcertant. S’il avait fallu le faire revenir à Terrillville, ç’aurait causé de nombreux problèmes pour un personnage aussi définitivement monolithique et imperméable à toute pensée différente de la sienne. Problème dont l’auteure s’est affranchie en faisant mourir bêtement son « mouton noir » d’une flèche jamaillienne à peine est-il ressorti de sa prison sur l’île de la Clef. Cela aurait été crédible si les autres personnages étaient exposés à mourir par simple malchance. Mais ce n’est pas le cas, puisque les personnages principaux survivent tous à l’aventure, des six Vestrit à Etta, Ambre, Brashen, Reyn, Sérille et le Gouverneur. Et même parmi les personnages secondaires, la mortalité n’est pas énorme. (Il y a bien la Compagne Keki, mais à part elle ?) Kennit meurt, me direz-vous. Certes. Mais le rejeton Ludchance était destiné à finir ainsi, tant de manière intra- que extra-diégétique, et sa mort est loin d’être une surprise. Le très détestable Kyle reste donc l’unique victime parmi nos personnages, et c’est un peu facile, en plus de rendre sans objet sa trame narrative, et notamment toutes les craintes et espoirs développés autour du retour de Kyle par sa famille… De toute manière, Kyle Havre reste le personnage le moins réussi des Aventuriers de la Mer. Détestable de bout en bout (je n’ai plus trouvé la moindre excuse à son comportement au-delà de deux chapitres), incapable de comprendre les sentiments de quiconque et agissant en conséquence, il est surtout un personnage fort peu intéressant. De son côté, Kennit est dans un sens tout aussi détestable. Mais sachant bien mieux que Kyle faire ce qui est dans son propre intérêt, il agit d’une manière qui vue de l’extérieur lui vaut le respect, l’affection et l’amour. Si l’on s’en tenait à un point de vue qui ignore la noirceur de son âme il serait presque jusqu’à la fin un grand homme. Le lecteur, lui, connaît ses pensées les plus profondes et les plus horribles, pourtant il se crée une sorte de respect pour cet homme, jusqu’à ce qu’il vole en éclats avec sa seule véritable « erreur » : le viol d’Althéa. Le passé de Kennit Ludchance parachève l’explication de l’homme qu’il est. C’est donc un personnage ambivalent et beaucoup plus construit que l’inintéressant Kyle Havre, qui restera un gros point faible de l’œuvre.


Quelques mots pour terminer sur la fin de cette saga. Elle pourrait laisser une impression d’inachevé, et pour cause : il n’y a pas de réelle conclusion au destin des personnages, exception faite de Kennit. Malta et Reyn ne sont pas encore mariés, pas plus que Althéa et Brashen. Ronica, Keffria et Sérille sont laissées au détour d’une conversation, et on sait qu’Ambre va s’en retourner vers le Nord, mais elle est encore à bord du Parangon… Le seul voyage qui se termine vraiment est celui des serpents survivants qui ont atteint leur lieu de nidification, concluant ainsi par l’épilogue leur périple que nous suivons depuis le prologue du premier tome… Cette fin n’est donc pas dénuée de sens : les humains continuent leur vie malgré les épreuves, mais les dragons renaissent.


Ma note du cycle des Aventuriers de la Mer dans son ensemble, malgré ses défauts mais pour récompenser son monde foisonnant : 8/10.

Svanhildr
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le 9 janv. 2018

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