À chaud, sur le vif : encore un très grand livre de Timothée de Fombelle.


Chaque nouvelle parution me rend pourtant plus exigeant à son égard. À chaque fois, je me dis : "ce n'est pas possible, il ne va pas pouvoir faire aussi bien, aussi fort, aussi intelligent que les fois précédentes."


Les fois précédentes, c'est Tobie Lolness, formidable échappée dans un arbre-monde. C'est Vango, résurrection flamboyante et enivrante du grand roman d'aventures historique, Dumas et Verne revisités à la sauce moderne. C'est Le Livre de Perle, merveilleuse histoire qui enchâsse une page sombre de notre Histoire et le monde des contes de fées, dans un entrelacs narratif d'une virtuosité effarante.
Et ce sont d'autres projets, d'autres livres, de dimensions plus modestes que ces grandes sagas, mais tout aussi forts, et justes, et percutants.


Alors, aux premières pages du Vent se lève, premier tome de la trilogie Alma, j'ai douté, un peu. Narration au présent, récit linéaire, début sage et paisible - là où les romans précédents de l'auteur s'ouvraient systématiquement sur la fuite, la peur et le chaos, tranchant dans le vif de l'intrigue pour y entrer en trombe, et revenir ensuite à la source.
Timothée de Fombelle rompt avec ses acquis et fait le choix de la simplicité. Trompeuse, apparente seulement. Petit à petit, les dimensions se révèlent, différentes intrigues se nouent, les personnages se multiplient - sans que jamais on n'en perde un de vue, sans que jamais on ne se trompe ni ne s'égare.
L'un des grands arts du romancier réside dans la complicité qu'il crée instantanément entre son lecteur et ses personnages. En quelques mots, un portrait esquissé, une manière de parler ou de se tenir, une silhouette croquée à l'essentiel mais qui, ainsi, tient debout sans effort.


Il y a Alma, bien sûr, petite fille échappée d'une vallée perdue en quête de son petit frère disparu, héritière d'un peuple presque entièrement évanoui, les Okos. Il y a Sirim, amie croisée sur sa route, et Brouillard le "zèbre sans rayure".
Il y a Joseph Mars, jeune garçon tenace et audacieux, qui dissimule bien des ruses et secrets. Il y a Jacques Poussin, le maître charpentier.
Il y a le terrible Gardel, capitaine impitoyable d'un navire négrier.
Il y a Bassac, l'armateur du navire conduit par Gardel. Et sa fille Amélie, adolescente farouche et fière de quatorze ans, qui va prendre son destin en main.
Il y a Saint-Ange, qui porte peut-être bien mal son nom.


Et puis, il y a cette foule où les noms se noient en même temps que la vie qu'on leur vole. Ces corps qu'on entasse dans les cales d'un navire, au mépris de toute dignité et de tout respect envers l'humanité. Ces âmes que l'on nie - simplement parce que ces hommes, ces femmes et ces enfants sont noirs.


Le Vent se lève est un formidable roman d'aventure, dont les cent dernières pages hérissent l'échine, mettent à bas toutes les certitudes du lecteur, et le font enrager quand le livre se termine en laissant en suspens tant de promesses à tenir dans les deux prochains tomes de la saga.
Oui, Le Vent se lève fait vibrer, encore une fois, ce plaisir pur et sincère de la littérature comme un drapeau qui claque au vent, une ouverture immense sur le monde, la fenêtre par laquelle les enfants Darling se sont envolés dans le sillage de Peter Pan et de la fée Clochette.


Mais Le Vent se lève est aussi un effroyable récit de l'esclavage. Restitué dans le détail, avec ce qu'il faut de précision pour en comprendre l'horreur, tout en faisant preuve d'une retenue pédagogique qui évite de sombrer dans le voyeurisme morbide.
Avant que les pleureuses professionnelles et autres chantres du politiquement correct à tout crin se mettent à gueuler, je précise : Timothée de Fombelle ne cherche pas à atténuer l'atrocité de ce commerce, dont il détaille brièvement mais froidement les conditions, les prix, les valeurs. Il évoque sans fard cette abomination dont notre vieux Continent comme le Nouveau Monde, de l'autre côté de l'Atlantique, se sont gavé en toute impunité, et en toute indignité.


Mais il n'oublie pas qu'il s'adresse en premier lieu à des enfants ou à des adolescents (même si les lecteurs adultes de Timothée de Fombelle sont innombrables, et aussi fidèles que moi). En fabuleux inventeur d'histoires, il privilégie toujours ces dernières à la démonstration historique. Il raconte.
Et ses personnages, on y revient, sont ses complices infaillibles dans cette tâche immensément difficile. Ce sont eux qui ouvrent les portes du réel, qui aident à comprendre les faits. C'est par eux qu'on apprend, qu'on découvre, qu'on s'instruit, au détour de leurs péripéties palpitantes. L'Histoire sert leurs aventures, pas l'inverse.
Et le résultat est imparable. Parce que l'architecture narrative est à la fois fine, complexe et limpide. Comme une toile d'araignée qui n'emprisonnerait pas le lecteur à des fins létales, mais le guiderait en douceur vers son centre, où tout finira par devenir lumineux.


Timothée de Fombelle a toute confiance en la puissance du roman. Il s'y abandonne avec une générosité, une inventivité et une intelligence qui enchantent, éblouissent, bouleversent.
Cet écrivain est capable de dénicher les plus infimes étincelles de lumière au cœur de la boue la plus épaisse - et de nous convaincre que seule cette lumière compte, et qu'il faut l'entretenir, la protéger, et la maintenir en vie coûte que coûte.
Le premier tome d'Alma réussit encore cet exploit, alors même qu'il s'enfonce dans les eaux les plus sombres que Timothée de Fombelle ait jamais explorées.


La suite paraîtra l'année prochaine.
2021 paraît, d'un coup, terriblement lointain...


P.S.: comme Tobie Lolness, le roman est enrichi d'une sublime couverture et d'illustrations signées par François Place. Cela ne gâche rien, bien au contraire.

ElliottSyndrome
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le 27 juin 2020

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