Quand on aime la littérature, il est difficile d'échapper à la bien confortable idée préconçue selon laquelle Christine Angot ne serait qu'une écrivaine hystérique, prompte à toutes les obscénités, sans grand talent, désireuse d'exploiter à fond son traumatisme pour en tirer une déclinaison sans fin de romans tous plus choquants les uns que les autres afin de vendre ce qui peut être vendu. On pourrait aussi ternir son image en pointant ses opinions politiques, ses faiblesses juridiques et ses coups d'éclat qui sont bien souvent, il faut l'avouer, des coups d'épée dans l'eau somme toute assez risibles. On pourrait aussi cibler son courant littéraire dont elle serait le héraut, l'autofiction réaliste, ou encore fustiger sa méthode d'écriture qui consiste à décrire les choses sans les embellir, sans les sublimer et finalement sans vraiment les écrire. D'accord. Il y a du vrai dans ces critiques. Il y en a même beaucoup tant j'ai mangé mon chapeau à chaque intervention médiatique de Christine Angot et notamment sur les critiques juridiques qu'elle apportait aux lois françaises qui étaient pour la plupart absurdes. Pourtant, et je mets bien au défi quiconque le nierait, elle est la seule autrice française contemporaine à avoir pu toucher du doigt la réalité si complexe et si perturbante qu'est l'inceste et ce, sans aucune compromission possible, sans aucun voile pudique, sans fard, sans scrupules et finalement, sans pitié. Et si le lecteur avait dans l'idée d'ouvrir son livre avec un sourire moqueur, et l'esprit quelque peu attiré par les prouesses pornographiques de la petite Christine Angot et de son père, il se trompe de manière monumentale. Car force est de constater qu'on ne sort pas avec le sourire d'une telle lecture. Christine Angot, qui explique qu'elle ne peut dire la vérité à personne, finit par la faire éclabousser au visage de son lecteur. Son voyage dans l'Est devient bien vite une catabase insupportable, pleine de faux semblant, embrumée dans la faiblesse du souvenir, de la mémoire et de la subjectivité.


Christine Angot nous dit tout. L'innommable d'abord. L'indicible ensuite. Et de ce roman qui, entre ses pages de souvenirs racontés, de dialogues et d'extraits de vieux journaux intimes, tente de nous faire sentir la réalité charnelle de l'inceste, il reste deux mystères absolument insolubles. Celui de l'auteur d'abord. Qu'est ce qui peut déterminer un homme incestueux à violer sa fille ? Ses pulsions, simplement ? Son libre-arbitre ? Répondre à cette question serait bien trop facile tant l'on sait que dans ces affaires, pulsions et liberté jouent une symphonie de concert. Non, ce qui est beaucoup plus mystérieux est l'état d'esprit de celui qui viole. Deux théories semblent se disputer, et il faut bien dire que Christine Angot ne peut pas y répondre, non seulement parce qu'elle n'intellectualise pas l'inceste (et elle a bien raison humainement), mais aussi parce qu'elle semble osciller entre les deux positions. Ou bien l'inceste est le fruit de l'amoralité, d'une non-perception du bien et du mal, d'une confusion idéologique et finalement du relativisme. Quand Pierre Angot, le père de Christine, dit que l'inceste n'a pas toujours été interdit, que dans certaines sociétés, très évoluées, c'était un signe de distinction, au contraire, de supériorité, il semble tout à fait là dedans. Quand Christine Angot explique que ce qui l'insupporte et qui l'a même conduit à déposer plainte est le relativisme de son père, elle semble également épouser cette théorie de l'inconséquence. Ou bien l'inceste est le fruit de l'immoralité, et alors, ce qui est en jeu est justement la connaissance du bien et du mal, la jubilation de la destruction et l'amour du viol comme manière d'exercer son pouvoir sur l'autre. Dans ce cas précis, la justification théorique n'est qu'un vernis qui cache une volonté d'exercer son pouvoir sur un objet de soumission qui est réduit quelques instants en esclavage. Là encore, Christine Angot semble y voir une manière de l'humilier, elle, la fille de juive cachée aux yeux de tous jusqu'à ses treize ans. Elle exprime l'idée selon laquelle elle serait une fille de seconde zone à qui l'on a délégué les tâches sexuelles. Après la lecture du roman, le mystère reste entier.


Et puis surtout, il y a le mystère de la victime qui retourne dans les bras de son agresseur au nom de l'emprise. Qui semble être attirée par son bourreau comme par un aimant. Qui garde espoir de lui faire entendre raison. Qui l'aime encore. Qui lui laisse de nombreuses chances de la détruire, encore et encore. Cet état de fait est d'autant plus étonnant que dans le journal intime de la jeune femme, des années après les viols, celle ci appelle encore son père Pierre chéri et même imagine retourner vivre avec lui dans la folie du désespoir. Cette confusion incroyable d'honnêteté qui grise encore plus ces rapports étranges entre ce père et sa fille, et qui finit d'abolir définitivement tout manichéisme, fait l'essence de la littérature : la vérité avant l'idéologie, le réalisme avant le dogme. L'idée même d'un attachement, même si elle est le fruit de manipulations et d'une destruction mentale permise par le viol, entre la victime et son auteur nous parait être le signe d'une maladie mentale, d'un syndrome de Stockholm alors qu'elle est l'essence même du lien incestueux. En d'autres termes, et c'est là toute la puissance du livre, il ne peut pas y avoir d'inceste sans amour. Car l'amour est le domaine du pouvoir. Et sans pouvoir, il ne peut pas y avoir d'inceste. Mais il ne faudrait pas nier à la victime son statut de victime. Christine Angot nous raconte comment son rapport au corps, à la sexualité, au sommeil, à l'appétit et à l'amour s'est trouvé absolument annihilé par l'inceste qu'elle a vécu et à quel point ce dernier détruit également ses proches comme si, par ricochet, il pouvait les épuiser totalement dans leur rapport avec la victime. Bouleversante, cette vérité là l'est aussi, condamnant peut être parfois certaines victimes à la solitude perpétuelle. Heureusement, pas pour Angot.

PaulStaes
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le 5 sept. 2021

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