J’aurais préféré critiqué « Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » (que l’on nommera injustement mais par confort, « Blade Runner ») juste après la fin de ma lecture, car il y a des dizaines et des dizaines de choses dans ce bouquin. Et j’avoue que mes idées sont aujourd’hui nettement moins claires, et qu’ainsi, cette critique ne sera pas nécessairement forte en réflexions.
Je n’avais jamais lu Dick. Dans le milieu de l’imaginaire, c’est presque un crime d’avouer cela, tant l’homme a marqué la science-fiction à jamais. Et je dois bien l’avouer, ce n’est pas la lecture de Blade Runner qui m’a convaincu du contraire.
Ce qui m’a le plus marqué, dans ce court roman, c’est sa richesse incroyable. Et pas incroyable au sens magnifique, mais bien incroyable au sens de « Je n’arrive pas à y croire ». Car Dick livre ici un roman court et extrêmement divertissant, et c’est là le tour de maître. Absolument rien ne semble aride, tout se lit très bien et avec entrain. Alors vous le comprendrez bien, lorsque l’on prend un peu de recul et que le flot de question nous assaille après la lecture, la sensation est vertigineuse. Réussir à évoquer autant de thèmes difficiles avec autant d’aisance et surtout susciter une réelle réflexion chez le lecteur, c’est quand même une sacrée réussite.
C’est donc l’histoire de Deckard, chasseur de prime, chasseur d’androïdes. Un homme qui jusqu’alors ne s’était jamais questionné, un homme qui d’une certaine manière vivait sa vie sans éclat, dans l’ombre d’une femme désagréable et d’un collègue chasseur de prime meilleur que lui. Mais un jour, ce fameux collègue est mis sur la touche lors de la traque d’un androïde nouvelle génération, et il revient à Deckard de reprendre le flambeau. Et en une journée, Deckard changera à jamais.
La question évidemment centrale de tout le livre est la suivante : qu’est-ce que l’humain ? Et ceci est décliné en des dizaines de nuances toutes plus subtiles les unes que les autres. On se place d’abord dans le référentiel de notre personnage principal au début de l’intrigue, un héros bien misérable : chasseur de prime de seconde zone, motivé par l’argent, rêvant de pouvoir s’acheter un véritable animal, comme si cette vie pourrait remplir le vide de son existence. Il commencera sa quête personnelle par le fondement de toute démarche philosophique : le doute, qui sera illustré par la pseudo-défaillance de son test Voigt-Kampff. Un doute qui ne le quittera pas jusqu’à la fin du roman. On assiste donc à l’effondrement de la passivité de Deckard, qui ne peut plus faire ce qui doit être fait, car plus rien ne peut afficher de certitude. L’empathie comme seule mesure de l’humanité ? Mais pourquoi alors être si touché par la voix de Luba Luft l’androïde ? Pourquoi ressentir quelque chose pour Rachael l’androïde ? Pourquoi, simplement, cette douleur et cet esprit qui ne s’apaise pas ?
Et Dick ne se contente pas de nous faire suivre un personnage, mais bien plusieurs déclinaisons de Deckard. On a donc Phil Resch, autre chasseur de prime, représentant ce que Deckard abhorre : un tueur d’androïde, de sang froid, pour lequel il ressent moins d’empathie que pour un androïde. Est-il moins humain que l’androïde ? Est-ce lui le nœud du problème, ou ben Deckard qui nourrit des sentiments irrationnels ? Il y a encore Isidore, simplet maltraité par les retombées radioactives d’une terre agonisante. Qui vit seul, luttant misérablement contre la tropie gagnant petit à petit du terrain, permettant à Dick de nous décrire des tableaux aussi marquants que fabuleux. Isidore qui, à y réfléchir, n’a pas mené le questionnement qui traverse Deckard et qui représente donc un de ces prisonniers du quotidien que décrit Camus. Ce qui ne l’empêche pas de traverser, avec une symétrie frappante, les mêmes épreuves que Deckard.
Et il y a également Mercer, divinité à trois facettes, imposteur ou non ? C’est là la fondation du roman de Dick, ce par quoi le véritable sujet du livre se dévoile. Dick transcende le propos d’un Camus et de son Sisyphe pour au final livrer ceci : la théorie de l’absurde, simplement démontrée d’une autre manière. Et ceci on en est sûr par le propos, et par la forme, Dick s’étant amusé à glisser des indices assez clairs : Mercer et son ascension voilant à peine le mythe de Sisyphe, Deckard sonnant plutôt bien en Descartes, et ainsi de suite…
Alors ce roman est splendide, vus l’aurez compris. L’écriture de Dick n’est peut-être pas belle à en pleurer, mais si efficace et si intelligente qu’elle vous émerveillera. On ne s’ennuie pas une seconde, et on ressort de cette lecture sincèrement plus intelligent.
Je conclurai donc cette critique par la phrase clôturant la postface d’Etienne Barillier : « Il faut imaginer Deckard heureux ».
Wazlib
9
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le 11 mars 2016

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Wazlib

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