C’est sûr, il faut un peu de temps pour lire ce lourd pavé (près de 1500 pages) dont le style autant que le sujet ne se laissent pas aisément abordés. C’est un livre qui demande du temps, qui demande une patience : dès les premières lignes, on sent qu’on ne peut pas le lire à toute vitesse.
Ce n’est pas seulement le sujet (les pérégrinations d’un commandant SS sur le front avec tout ce que cela connote…) mais aussi le style. Non content d’aborder un thème aussi dur, Littell le raconte de façon toute aussi rude : des paragraphes qui peuvent se poursuivre sur des dizaines de pages, des enchevêtrements de constats objectifs entrecoupés des cauchemars du personnage ou d’images subliminales. Ce roman forme un sorte de catalogue d’images, de visions, toutes plus choquantes les unes que les autres, livrées dans un rythme incessant. Tout juste si on peut souffler lorsqu’on tombe sur la page de titre annonçant la partie suivante pour plonger à nouveau dans cette imagerie, sorte de cauchemar sans fin dans lequel on s’enfonce sans pouvoir reprendre son souffle.
Tout cela ne vous engage pas beaucoup à le lire, n’est-ce pas ? Et pourtant, je dirais qu’il fait partie de ces livres contemporain qu’il faut avoir lu, de ces livres coups de poing comme on en compte encore mais peu.
L’histoire, elle aussi, est assez difficile à démêler, le personnage lui-même se perd dans ce qui forme de plus en plus pour lui une spirale infernale.
Maximilian Aue, bien des années après la fin de la seconde guerre mondiale, décide de prendre la plume pour enfin raconter ce qu’il n’a jamais pu raconter, avant de mourir. Car il est bien sûr difficile de dire tout ce qu’il a vu là-bas, sur le front, toutes les atrocités, mais aussi le rôle qu’il y a joué. Maximilian n’était pourtant qu’un de ces intellectuels recruté par l’armée nazie pour écrire des rapports et des comptes-rendus sur ce qu’il pouvait observer de la vie quotidienne des soldats. D’observateur, il est progressivement amené, lorsqu’il se retrouve au plus proche des lignes russes, à subir lui aussi les conditions de vie désastreuse des soldats.
Fondamentalement, on n’aime pas ce personnage, c’est clair, c’est impossible. Mais en lisant les témoignages et les observations, qu’il tente au début d’être le plus objectives possible, on est bien amené nous aussi à plaindre les conditions des soldats, qu’ils soient russes, français ou allemands en fait.
C’est peut-être ça aussi, le message de Littell : de quelque manière que ce soit, dans n’importe quel camp, les soldats sont lancés dans une guerre qu’ils ne comprennent pas ; leur faute est de ne pas avoir cherché à remettre en question les ordres ; tous morflent en tout cas dans des conditions inhumaines.
Le message est aussi peut-être : voir l’ennemi mondial de l’intérieur, c’est aussi comprendre comment tout cela a pu se mettre en place dans la tête des soldats et des commandants, et comprendre peut permettre d’éviter d’y retomber : ne pas oublier que l’Homme est capable de ça. C’est encore et toujours d’actualité.
« Il est vrai aussi que j’ai changé. Jeune, je me sentais transparent de lucidité, j’avais des idées précises sur le monde, sur ce qu’il devait être et ce qu’il était réellement, et sur ma propre place dans ce monde ; et avec toute la folie et l’arrogance de cette jeunesse, j’avais pensé qu’il en serait toujours ainsi ; que l’attitude induite par mon analyse ne changerait jamais ; mais j’avais oublié, ou plutôt je ne connaissais pas encore la force du temps, du temps et de la fatigue. Et plus encore que mon indécision, mon trouble idéologique, mon incapacité à prendre une position claire sur les questions que je traitais et à m’y tenir, c’était cela qui me minait, qui me dérobait le sol sous les pieds. Une telle fatigue n’a pas de fin, seule la mort peut y mettre un terme, elle dure encore aujourd’hui et pour moi elle durera toujours. »
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