"Depuis mon enfance, j'étais hanté par la passion de l'absolu et du dépassement des limites ; maintenant cette passion m'avait mené au bord des fosses communes de l'Ukraine. Ma pensée, je l'avais toujours voulue radicale ; or l'Etat, la Nation avaient aussi choisi le radical et l'absolu ; comment donc, juste à ce moment là, tourner le dos, dire non, et préférer en fin de compte le confort des lois bourgeoises, l'assurance médiocre du contrat social? C'était évidemment impossible. Et si la radicalité, c'était la radicalité de l'abîme, et si l'absolu se révélait être le mauvais absolu, il fallait néanmoins, de cela au moins j'étais intimement persuadé, les suivre jusqu'au bout, les yeux grands ouverts." p144
"Pour les hommes, c'est autre chose ; et je me suis souvent dit que la prostate et la guerre sont les deux dons de Dieu à l'homme pour le dédommager de ne pas être femme." p292
"Moi, pas du tout, affirma Hohenegg. Voyez-vous, il y a à mon sens trois attitudes possibles devant cette vie absurde. D'abord l'attitude de la masse, hoï polloï, qui refuse simplement de voir que la vie est une blague. Ceux-là n'en rient pas, mais travaillent, accumulent, mastiquent et meurent comme des boeufs attelés à la charrue, idiots comme ils ont vécu. C'est la grande majorité. Ensuite, il y a ceux, comme moi, qui savent que la vie est une blague et qui ont le courage d'en rire, à la manière des taoïstes ou de votre Juif. Enfin, il y a ceux, et c'est si mon diagnostic est exact votre cas, qui savent que la vie est une blague, mais qui en souffrent. ..." p414
"Certaines choses pouvaient être démontrées, mais d'autres devaient simplement être comprises ; c'était aussi sans doute une question de foi." p440
"Et moi, me demandai-je, est-ce que j'implorerai ma mère, le moment venu?
Pourtant, l'idée de cette femme m'emplissait de haine et de dégoût. Cela faisait des années que je ne l'avais pas vue, et je ne voulais pas la voir ; l'idée d'invoquer son nom, son aide, me semblait inconcevable. Néanmoins, je devais me douter que derrière cette mère-là, il y en avait une autre, la mère de l'enfant que j'avais été avant que quelque chose ne se soit irrémédiablement brisé. Moi aussi, sans doute, je me tordrai et hurlerai pour cette mère-là. Et si ce n'était pas pour elle, ce serait pour son ventre, celui d'avant la lumière, la malsaine, la sordide, la malade lumière du jour." p529
"Cela me frappait comme un commentaire assez pertinent de ma situation, et il n'y avait pas jusqu'au titre qui n'y apportât son contrepoint : indifférent? non, je n'étais pas indifférent, il me suffisait de passer devant un tableau de femme aux lourds cheveux noirs pour ressentir comme un coup de hache de l'imagination ; et même lorsque les visages ne ressemblaient en rien au sien, sous les riches oripeaux de la Renaissance ou de la Régence, sous ces tissus bariolés, chargés de couleurs et de pierreries, aussi épais que l'huile ruisselante des peintres, c'était son corps que je devinais, ses seins, son ventre, ses hanches, purs, coulés sur les os ou légèrement rebondis, renfermant la seule source de vie que je savais où trouver." p734
"Mon oeil pinéal, vagin béant au milieu de mon front, projetait sur ce monde une lumière crue, morne, implacable, et me permettait de lire chaque goutte de sueur, chaque bouton d'acné, chaque poil mal rasé des visages criards qui m'assaillaient comme une émotion, le cri d'angoisse infini de l'enfant à tout jmais prisonnnier du corps atroce d'un adulte maladroit et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre." p734
"On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain et encore de l'humain : et ce Döll en est un bon exemple." p 842