Les Buddenbrook
8.1
Les Buddenbrook

livre de Thomas Mann (1901)

Le chaînon manquant entre Balzac et Faulkner...

Je n'aime pas utiliser le mot de chef-d'oeuvre. Il y a de ces livres, qui inscrivent tout de suite un auteur parmi les grands écrivains, ceux qui ont su à la perfection saisir leur époque et lui donner une expression artistique qui fait de leur roman un bel objet littéraire, que l'on pourra à loisir disséquer sous divers éclairages.


Thomas Mann a écrit les Buddenbrook à 26 ans. A 26 ANS ! Que ne faut-il pas de sensibilité, d'épreuves, de travail pour arriver ainsi à retracer la saga d'une famille de marchands de Lübeck sur quatre générations, en donnant à son oeuvre une dimension à la fois classique et novatrice. Je pourrais faire le synopsis, mais je le garderai pour la fin, pour une fois.


Comme je le dis dans mon titre, Thomas Mann est à la fois l'héritier du roman du XIXe et le précurseur de ce qui va venir ensuite.


Du roman balzacien et zolien, on retrouve le goût méticuleux pour le cadre matériel, avec mention de rues précises, coup d'oeil chirurgical sur les marqueurs sociaux propres à une famille de cette bourgeoisie cintrée, dont l'année est ponctuée de mondanités (séjour à la mer, baptêmes, mariages...). Avec en arrière-fond les changements liés à l'unification de l'Allemagne : discussions sur la nécessité d'adhérer au Zollverein, peur de la montrée du port concurrent de Kiel grâce au chemin de fer, arrivée du gaz et de la sinistre raideur bismarckienne. Les langues jouent aussi un rôle important, et la manière dont un personnage parle l'Allemand, qu'il utilise le dialecte de Lübeck mâtiné de Suédois, du Bavarois ou de l'Allemand classique révèle beaucoup de sa personnalité.


Et justement, on retrouve aussi une forme de déterminisme propre à Zola ou surtout Balzac, avec ces portraits physiques qui laissent voir quelques signes avant-coureurs des désastres à venir. La vieillesse, la décrépitude ne font qu'accentuer des traits de caractère qui n'étaient au départ que mineurs (l'hypocondrie et l'inaptitude aux responsabilités sociales chez Christian ; le goût pour la gloire, qui doit finalement se contenter de son apparence, voire en être dépouillée chez Thomas, le sens de la dignité familiale, même lorsqu'elle est perdue, chez Anthonie - pour ne s'occuper que de l'avant-dernière génération).


Mais il y a aussi, déjà, des jeux avec la narration qui indique une maîtrise véritablement virtuose des codes romanesques. Par exemple le fait divers que lit Anthonie à Thomas, d'un noble qui s'est suicidé au révolver, et dont on voit qu'il trouble le consul : on s'attend pour lui à une mort dramatique, bien éloignée de l'agonie déshonorante réelle. Et lorsque Mlle Weichbrodt, après l'annonce d'une mort dans le chapitre précédent, dit à Gerda "Vous ne pouvez pas nous quitter pour toujours", le lecteur croit dans un premier temps qu'il s'agit d'un enterrement, quitte à commencer à se dire que la fin n'est qu'une succession de deuils, pour se rendre compte qu'en réalité Gerda, qui fut toujours une étrangère, décide de retourner voir son père. Ou comment tromper finement les attentes du lecteur. Gerda, justement, est un personnage qui restera délibérément mystérieux et vu de l'extérieur, car la focalisation du livre est totalement fixée sur la famille Buddenbrook. La mention des étranges reflets bleus au coin de ses yeux, assez menaçants, a quelque chose d'étonnamment moderne. De même, Mann accorde un grand intérêt au langage corporel, et souvent il ajoute une sorte de sous-texte, du genre "... et son attitude disait "C'est comme ça qu'il faut faire !"". Enfin, les ellipses sont également importantes dans la narration.


Il y a aussi un goût pour le symbole, comme ce livre de famille sur lequel le petit Hanno, avec une inconscience divinatoire, tire un traît car il croyait "qu'après il ne viendrait plus rien".


Encore une fois, je suis abasourdi que ce livre, d'une si grande profondeur, ait pu être écrit par un jeune homme de 26 ans.


Bon, petit synopsis à usage personnel.


Livre 1 - Une après-midi de réunion de famille autour du grand-père, Johan senior. Ambiance bonhomme et décontractée, quelques ennuis d'argent à cause de Gotthold, le premier fils répudié.


Livre 2 - Naissance de Clara, mort des deux grands-parents. Johan junior reprend les affaires, commence à y initier Thomas. Tonie, peste, est placée en pension, et Christian envoyé en cure à Pau.


Livre 3 - Grunlich fait sa cour à Tonie. Son père, persuadé qu'il est un bon parti, la persuade de se dévouer pour la famille.


Livre 4 - Echec du mariage : Grunlich était un coureur de dot. Tonie s'occupe de son divorce. Son père vieillit. Une après-midi, alors qu'une chaleur lourde pèse, on découvre Johann junior mort dans sa chambre. La pluie tombe.


Livre 5 - Thomas, encore jeune reprend courageusement l'affaire. Plein de fougue et de panache, il engage son frère Christian, qui se relâche rapidement. Les deux frères ne s'aiment plus. Thomas épouse un beau parti, Gerda Arnoldsen. Clara épouse le pasteur Sievert Tibertius.


Livre 6 - Deuxième mariage de Tonie, qui veut réparer le tort fait à la famille en épousant un brasseur munichois, Permaneger. Mais ce dernier, après le mariage, liquide son affaire pour devenir rentier et va vivre à la brasserie. Un soir, Tonie le surprend à trousser une domestique. Elle rentre en catastrophe à Lübeck et demande le divorce. En sanglot, elle s'excuse auprès de Thomas : "Je n'aurais pas pensé échouer aussi complétement à te seconder un peu, Tom ! Maintenant, c'est toi qui doit seul maintenir le rang des Buddenbrook". Christian est parti à Hambourg fonder une affaire qui ne marche pas.


Livre 7 - Naissance d'Hanno, fils de Thomas. Election de Thomas au Sénat, contre son rival Hagenstroem. Grisé, il fait construire un palais, ce qui le plonge dans la mélancolie, comme s'il avait atteint l'apogée de ses capacités trop vite. Mort de Clara, dont la part d'héritage va à son mari, en réalité chasseur d'héritages. 1865, victoire de la Prusse : les affaires de la famille à Francfort s'effondrent d'un coup.


Livre 8 - Mariage d'Erika, fille de Tonie, avec Hugo Weinscheck. L'enfance d'Hanno, être fragile qui déçoit son père et n'a de sensibilité que pour la musique. Thomas doit fêter le centenaire de la firme alors qu'il est surmené et a misé sur une récolte achetée à un noble ruiné pour se refaire : pendant la soirée de commémoration, il apprend que la grêle a tout détruit. Weinschenk passe au tribunal pour des tripotages et va en prison.


Livre 9 - Mort de la mère. Thomas et Christian se déchirent pour l'argenterie. Thomas consent à vendre la vieille maison familiale.... à Hagenstroem, malgré les protestations de Tonie.


Livre 10 - Déchéance morale de Thomas, brisé. Il se retire à la mer, accompagné malgré lui de tous les déchets de la bourgeoisie lübeckoise, dont Christian. Il s'interroge sur Dieu, puis meurt d'une rage de dents.


Livre 11 - La maison de Thomas est vendue à Hagenstroem, la firme est dissoute. Gerda songe à partir, mais Tonie la retient. Vient un long chapitre consacré à une journée du petit Hanno au collège. Il a peur, car s'il prend un avertissement de plus, il redoublera. Lors du dernier cours, un chahut général lui fait recevoir l'avertissement fatal. Il se réfugie dans l'improvisation au piano. Il meurt finalement de la typhoïde. Le dernier chapitre montre les femmes pleurer les morts. Mme Weichbrodt, l'institutrice, assure d'un air déterminé à Tonie qu'elle retrouvera les siens après sa mort.

zardoz6704
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le 30 août 2015

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