Qu'on se le dise : Les Chants de Maldoror est un chef-d’œuvre. Sa découverte a fait sur moi l'effet d'une bombe. Peu de livres m'ont jusqu'alors semblé aussi riches, aussi inépuisables, aussi proche de ma manière de concevoir l'art et la littérature que celui-ci.
Maldoror m'a d'abord repoussé de façon un peu épidermique, puis fasciné, puis sidéré. Il m'a ensuite enseveli, englouti. Bouleversé, aussi. Frustré, je l'ai été beaucoup, relisant des strophe encore et encore, tout près de cracher sur le livre et de déchirer les pages dont je ne comprenais pas le sens. J'en lis désormais des passages la nuit avant d'aller me coucher, pour que mon sommeil s'imprime définitivement de « ces pages pleines de poison ».


A la lecture de l'ouvrage, j'ai été immédiatement frappé, outre la puissance des mots, par trois grandes forces bien distinctes qui le font fonctionner : d'une part, Maldoror serait pour Lautréamont le manifeste de sa vision surréaliste, poétique et subversive du monde. En d'autres termes, Ducasse fait ici une description de la nature humaine qui échappe à toutes les règles naturalistes. Il donne une autre vision, personnelle, comme Rimbaud avant lui, de la réalité.
J'ai aussi été frappé par le ton satirique (presque bouffon parfois) de l'écriture, qui dresse un portrait moqueur et cruel de la condition humaine. Lautréamont fait part ici d'une misanthropie féroce.
Cette misanthropie laisse deviner, selon moi, la souffrance terrible et le sentiment de solitude du poète – qui éclate dans sa forme la plus pure souvent dans quelques phrases, perdues dans les strophes interminables de l'ouvrage. Ce sont les passages qui m'ont le plus touché, que j'ai trouvé les plus forts, parce qu'ils marquent une perte de contrôle du poète sur son art, un retour vers les sentiments contradictoires et malheureux qui habitent l'artiste.


J'aimerai parler de quelque chose qui m'a saisi à la découverte de ce livre : en lisant Maldoror, j'ai été frappé d'y retrouver tout ce que j'aime chez le marquis de Sade, et de trouver de nombreuses similitudes entre l'écriture, mais aussi le ton et le projet artistique du divin marquis et Lautréamont. Ce sera aussi une occasion d'argumenter une bonne fois pour toute sur les raisons de mon admiration pour les deux hommes (cela ne se refuse pas !)


Car, quel livre peut-il se targuer de bouleverser autant la vision du monde et les sens du lecteur ? Qui d'autre que Lautréamont est allé aussi loin dans l'exploration de la cruauté humaine ? Personne, à part peut-être Sade. Ce n'est pas la même période, ni le même contexte social, bien sûr, mais il me semble que l'on peut s'interroger sur le lien qui pourrait exister entre les deux.
Sur quelques points, l'écriture de Lautréamont (enthousiaste mais jamais bêtement emphatique) se rapproche des travaux du divin marquis : dans cet enfoncement jouissif et jubilatoire dans la cruauté, sa vision désabusée en apparence mais qui cache une véritable acuité politique – moquer, voire même détruire la morale, la bienséance, la propreté, faire en sorte que tout soit sale, souillé, plein de sang ; n'est-ce pas au fond préparer l'insurrection par les mots ? Qu'est-il de plus réjouissant que de lire les propos de Sade sur la religion ? Ceux de Lautréamont sur les Hommes ? Quand je lis Sade, je suis révolté, agacé, mais je réfléchis, je conteste. Je ne suis pas d'accord avec tout (impossible de l'être) mais je suis touché par la façon dont Sade conteste ma vision du monde. Il pénètre mon cerveau et rend critiquable toutes mes valeurs les plus enracinées. C'est un esprit mobile, qui m'empêche de m'endormir sur mes convictions. Toute idée, sous la plume de Sade et de Lautréamont, prennent une autre forme, celle de la cruauté, de l'ironie, de la provocation. Sade, lui, est peut être un idiot, sûrement un salaud, mais voilà : sa dégueulasserie (osons le mot!) est matière à penser.


De plus, il est évident que ce regard peu amène sur ses contemporains cache la blessure profonde des écrivains, laisse deviner entre les lignes l'attente que l'être humain abandonne toute idée de maîtrise, et se laisse tout simplement aller à la vie. C'est le plaisir sexuel égoïste chez Sade, c'est la contemplation d'un océan chez Lautrémont. D'un côté, Sodome et Gomorrhe, de l'autre, la puissance noire et vaudou du Satanisme. La vision d'un libertin improvisé philosophe contre celle d'un poète au sens le plus pur du terme. Et toujours, la bêtise des autres, la misanthropie. Qu'y a t-il de plus beau qu'un artiste qui use de tous les moyens pour cacher sa solitude et son mal-être ? Cette solitude, les mots la découvrent toujours. Sous la provocation, le rire narquois et aristocratique du marquis de Sade et du « Conte » (le pseudonyme aristocratique n'est pas choisi au hasard) de Lautréamont, une seule image reste : celle de l'artiste qui se sait faible au milieu du monde et écrit pour se sentir puissant. Et puissante, la langue de Lautréamont et de Sade l'est. Immonde, aberrante, stérile, détruisant les limites et les règles de la morale : mais d'une renversante beauté. Limite, scandaleuse, ils le sont trois fois. Leurs œuvres sont un ouragan, qui emportent tout sur leur passage. Ce sont des gestes, incroyables parce que précis dans leur anarchisme le plus total. Dans un monde où l'on dessine des frontières et des cartes pour emprisonner les hommes, Sade et Lautréamont disent non – peut-être même sans s'en rendre compte.
Dire non, c'est la principale vertu de l'artiste. Les vrais artistes sont toujours maudits, parce qu'ils disent non, et écrivent la carte d'un autre monde, le leur, qui est le contraire du notre.


Ce monde là s'appelle Maldoror, il se dessine au contours des plaisirs orgiaques et obscènes d'un boudoir feutré.

B-Lyndon
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le 7 avr. 2015

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B-Lyndon

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