Les Choses
7.4
Les Choses

livre de Georges Perec (1965)

Réquisitoire contre l'immanence comme modèle de société.

Le titre Les Choses est peut-être l'élément le plus évocateur pour comprendre la teneur du roman phare de Georges Perec. Le Dictionnaire Larousse définit le concept de chose de manière bien plus limpide que ne le ferait quiconque : tout objet concret inanimé. La chose se définit donc en opposition directe aux personnes qui, elles, la plupart du temps, sont animées par des passions diverses et variées. C'est d'ailleurs sur cette distinction fondamentale que s'est bâti le droit français et la philosophie occidentale en général depuis la Grèce Antique. Ainsi, fonder un roman sur le concept de chose, sur sa place dans la société, son influence et même sa prévalence sur les personnes constitue une ambition formidable, d'autant plus à une époque où le recul nécessaire à l'analyse d'un monde marqué par la sur-consommation n'existe pas encore. En effet, le roman paraît exactement à la décennie de l'explosion des super-marchés et de la publicité. Il y a donc une finesse d'analyse, une acuité d'esprit et une pertinence impressionnante qui ressortent de ce court roman précurseur, composé de deux parties, qui conte l'histoire d'un couple parisien de la classe moyenne, asservi par la société de consommation et leur vacuité intérieure. Si, à notre époque, tandis que la société de consommation continue à étendre son Empire sur la planète pour un temps indéfini, il est devenu de bon ton de critiquer ce monde du Marché, où tout se vend, où tout s'achète et où tout a un prix, sans pour autant le remettre fondamentalement en question, il faut dire que la critique sociétale vend bien : c'est là tout le paradoxe des Marxistes Modernes. Étonnamment, c'est peut-être ce roman là qui a le mieux cerné et le mieux critiqué l'emprise des choses et d'un monde sans transcendance sur la vie quotidienne, et je conseillerais à chacun de prendre une journée de sa vie pour le lire.


Ce qui est frappant dans ce roman, ce n'est pas tant cette époque de prospérité économique appelée les Trente Glorieuses toute faite de plein-emploi, de multiplication des marchandises et de leurs commerces : le monde avait déjà connu de manière plus ou moins marquée une telle abondance. Non, le plus impressionnant est le vide spirituel des protagonistes et de leur classe sociale en général. L'auteur prend d'ailleurs bien garde à le répéter : les héros du roman, Sylvie et Jérôme, ne sont ni pauvres ni riches. Ils ne connaissent ni la misère qui occupe ni le luxe qui occupe tout autant. Ils sont au milieu dans une classe sociale qui n'est ni le prolétariat, ni la bourgeoisie et qui la représentation parfaite de l'invention sociétale des années soixante : la middle-class, à la fois potentiellement en pleine ascension et potentiellement en pleine déchéance. Cette classe sociale sans cesse potentielle, pas assez riche pour s'émanciper durablement, pas assez pauvre pour lutter, est une forme de magma informe et soumis qui n'a qu'une seule destinée : travailler un peu, payer ses impôts, consommer (mais parfois en rêve) et accumuler des objets par centaine afin de combler on ne sait quelle lubie. Ces gens ne se définissent pas par ce qu'ils sont, mais bien par ce qu'ils ont. Il est vraiment frappant de voir à quel point ces personnages sont tout à fait en dehors d'une transcendance quelconque : ils ne croient ni en Dieu, ni en Marx. Ils ne parviennent pas à réfléchir réellement sur leur condition commune, et ne sortent pas de ce conformisme insupportable et grossier de la réflexion molle. En fait, ils ne croient en rien. Pour reprendre la terminologie nietzschéenne, il n'y a aucun arrière-monde pour eux. Et même quand ils tentent de trouver une raison d'être dans la lutte politique ou le déménagement dans des paysages hautement spirituels, ils n'en ressentent qu'une frustration absurde et emplie de vacuité. L'immanence totale, encore plus quand cette dernière n'est que le reflet des Lois Supérieures du Marché, annihile et assassine des populations entières, à qui l'on enlève toute capacité de penser, de se projeter et de s'épanouir spirituellement : ils deviennent eux-même des choses. Jolie mise en abîme.


D'un point de vue du style, Georges Perec est classique mais audacieux. Les phrases, très longues, très ampoulées, très colorées, très fournies, ratent rarement leurs cibles et en deviennent peut-être parfois lourdes, tant le lecteur contemporain n'est plus totalement habitué à rester concentrer plus de dix secondes. Il est vrai qu'il n'y a pas vraiment de trame narrative, ni d'histoire dans ce court roman qui se contente de projeter devant les yeux du lecteur un parcours de vie de deux personnages. Leur psychologie est tellement mise à nue qu'ils en sont dépersonnalisés et deviennent littérairement un objet d'étude et donc paradoxalement des choses littéraires plutôt que des personnes. La moquerie à l'égard de Sylvie et Jérôme qui nous prend d'abord se transforme très vite en tristesse et bientôt en angoisse tant les dernières pages du livre sont glaçantes, comme si le désert tunisien reflétait leur aridité intérieure où ne pourront jamais fleurir des nourritures spirituelles. En tout cas, le moins que l'on puisse dire est que ce roman est très bien écrit, et nous rappelle l'excellence du roman français. Cependant, il y a quelque chose de très académique et d'un peu prétentieux dans ce roman qui, s'il n'a pas vieilli sur son sujet, peut vieillir sur la forme. Il est palpable qu'il y a une ambition un peu démesurée d'un jeu avec le style et si les longues descriptions apportent un véritable réalisme au livre, elles n'étaient pas forcément nécessaire pour faire comprendre que les choses sont le sujet du livre, puisqu'elles en constituent son titre.

PaulStaes
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le 18 juin 2019

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