De tous les épisodes de la saga, celui-ci est sans doute le plus indigeste, tellement il fourmille de réflexions politiques, philosophiques ou religieuses. Il ne faut cependant pas en déduire qu'il est moins bon que les autres - loin de là ! - , mais simplement qu'Herbert ne fait rien pour aider le lecteur à comprendre son propos. C'est un choix à double tranchant, mais j'imagine que c'est sa façon bien particulière de respecter notre intelligence, en ne prémâchant pas le travail de réflexion. Vous voilà prévenus. Heureusement, le scénario s'emballe régulièrement (oh, ce chapitre fascinant de la rencontre de leto avec les truites !), et la lecture du récit reste passionnante, servi par une plume qui mûrit au fil des romans, toujours plus agréable à lire.


Dune était le récit, un peu naïf, de l'apparition d'un leader, suscitant espoirs et foi en l'avenir chez tous les fidèles (lecteurs compris) ; suivait le Messie de Dune, récit plus cynique, dévoilant les pièges du pouvoir absolu et les horreurs auxquelles il peut mener, au-delà même, parfois, de tout contrôle du dirigeant ; les Enfants de Dune est, lui, le roman du déclin, de la décadence, qui se développe inévitablement après la disparition du Messie.


(nombreux spoilers dans la suite)


Après le retrait de Muad'Dib, créant un gouffre abyssal à la tête de l'Empire, les ambitions de tous les rapaces qui gravitaient autour du trône tant convoité n'en sont que décuplées. Le Bene Gesserit, à travers Jessica, cherche à reprendre le contrôle de son programme génétique millénaire, dusse-t-elle broyer au passage les vies de ses propres petit-enfants, Leto et Ghanima ; la maison Corrino complote et assassine pour remettre l'un des siens sur le trône de l'Empire, quitte à le faire sans l'accord du futur prétendant ; les Fremen, ramollis par le recul du désert, font l'expérience de la cupidité, et ne savent plus pour qui ni pour quoi ils se battent, parfois même entre eux ; et Alia l'Abomination, soeur de Muad'Dib, sombre dans la folie et la tyrannie quand elle cède aux voix de la Mémoire Seconde...


On ressent une sorte de tristesse en lisant ce roman, car Herbert n'est vraiment pas tendre avec ses personnages. Jamais il ne cherche à adoucir l'image qu'ils nous renvoient ; ils ne sont pour lui que les instruments de son message : illustrer comment se dégradent les structures de pouvoir autour de l'apparition d'un leader charismatique. On avait fini par les aimer, tous, tellement ils sont bien construits, complexes, humains, même les plus cyniques d'entre eux. Maintenant, nos sentiments évoluent : on ressent souvent pitié ou mépris pour eux, en constatant ce qu'ils sont devenus. C'est là une grande force du roman : jamais Herbert ne cède à la facilité en lissant les choses pour diminuer notre gêne. La leçon est cruelle, mais saisissante. L'illustration la plus frappante du retournement des choses est évidemment l'évolution de Muad'Dib lui-même : devenu le Prêcheur, dénonçant les hypocrisies du pouvoir, on se plaît à penser un moment que, finalement, il est toujours là, comme un phare au milieu des ténèbres. Mais le lecteur finit par comprendre, à son grand désarroi, qu'il n'est plus qu'un jouet entre les mains de Fremen rebelles, utilisé pour critiquer la tyrannie d'Alia. Il a renoncé à sa prescience, effrayé par ce qu'il a vécu et qu'il n'a su contrôler, ou par l'avenir et ce qu'il impliquerait qu'il devienne pour assurer la paix à l'humanité. Il a fini dévoré par les forces qu'il a réveillées, et on ne ressent plus que pitié pour lui. C'est infiniment triste, mais extrêmement bien raconté par Herbert.


Mais au milieu de ces désastres, trois exceptions, comme des lumières dans la nuit : Leto et Ghanima, les jumeaux de Muad'Dib, et Duncan Idaho, lieutenant des Atréides ressuscité d'entre les morts par le Bene Tleilax, qui espérait en faire une arme humaine contre le Messie. Echec sur toute la ligne, Duncan, même en ghola, se révèle un modèle de loyauté. Sa fidélité va avant tout à une forme de justice, d'éthique ; de moral même, pourrait-on dire. Prêt à se sacrifier pour ses principes, à renoncer à ses proches qui font le choix de la perversion, il apparaît plus Humain que jamais, en total contraste avec ceux qui se renient pour conserver leur pouvoir. Et si, cette fois, Herbert ne nous démentira pas dans la suite (Duncan est l'un des personnages les plus importants et les plus attachants de la saga), l'ironie vient quand même du fait qu'il est un ghola, un résidu d'humain. Une manière de dire qu'être réellement Humain n'est pas vraiment une question de forme, d'enveloppe corporelle, mais de coeur...


Leto et Ghanima, enfin. Ils apparaissent ici comme la seule force capable d'affronter un futur effroyable. La confrontation de Leto avec son père est très forte en émotions ; on se prend de pitié pour Muad'Dib, devenu l'ombre de lui-même, effrayé par ses visions. Mais on ressent aussi une forme d'espoir en l'avenir, porté un Leto plus fort, qui a appris des échecs de son père et capable, lui, d'affronter le Sentier d'Or... Et les sacrifices qu'il implique ; car on pressent dans les paroles de Ghanima ce qu'il lui en coûtera :



Une fois encore Ghanima prit la main de Farad'n, mais son regard
demeura fixé longtemps à l'autre bout de la salle sur la porte par
laquelle Leto avait disparu.



"L'un de nous devait accepter la douleur,dit-elle, et il a toujours été le plus fort."



On pourrait se demander à juste titre si l'Histoire n'est pas encore et encore en train de se répéter, si Leto, accédant à un pouvoir bien plus grand que celui de son père, ne va pas susciter de plus grands cataclysmes, volontairement ou non, comme ces trois premiers romans l'ont fort bien illustré. Remarquons toutefois que la transformation de Leto en quelque chose qui n'est plus humain crée une sorte de singularité dans le récit, au sens scientifique du terme. Il y a un basculement dans le genre, presque comme si la saga venait de passer de la science-fiction à la fantasy, qui nous fait croire que tout est désormais possible, le meilleur comme le pire. Un renouveau bienvenu, annonciateur de bouleversements apocalyptiques et passionnants, avec Kralizec, la bataille de la fin de l'univers (rien que ça !), en point de mire.


On sait déjà que Herbert ne nous décevra pas : le meilleur du récit est encore à venir. La saga est désormais sur orbite.

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le 15 déc. 2015

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