Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/04/les-evapores-du-japon-de-lena-mauger-et-stephane-remael.html


Le phénomène n’est peut-être pas spécifique au Japon, mais il y est particulièrement marqué – et en même temps presque insaisissable car largement tabou : chaque année, dans l’ensemble de l’archipel, 86 000 personnes en moyenne disparaissent, d’elles-mêmes ; il y a eu un pic dans les années 1990, où l’on a atteint voire dépassé les 100 000 disparitions par an. Du jour au lendemain, ils ne sont plus là. Beaucoup disparaissent sans vraie préparation – des hommes (les cas illustrant ce phénomène sont très majoritairement des hommes) qui se rendent au travail le matin, mais n’y arrivent jamais, et que l’on ne revoit plus ; ils n’ont rien dit à leur épouse, à leurs enfants, à qui que ce soit – ils n’ont pas davantage laissé de lettre expliquant leur geste. D’autres, mais plus rares, se préparent davantage – et fuient la nuit, éventuellement avec l’assistance d’un « déménageur » ; parfois, dans ce cas, ce sont des familles entières qui disparaissent.


Ce phénomène est appelé là-bas « évaporation », jôhatsu 蒸発, un mot qui renverrait, selon la légende, au comportement de ces Japonais, ces « évaporés », qui se rendraient alors dans les stations thermales, onsen, pour y prendre un ultime bain chaud purificateur, avant de disparaître… parfois radicalement : un tiers d’entre eux se suicideraient, et généralement dans les deux ou trois jours suivant leur disparition. Mais d’autres, donc, et a priori une majorité, sans forcément s’embarrasser de ce genre de symboles (sans forcément quitter la ville non plus : les évaporés tokyoïtes restent le plus souvent à Tôkyô, ils se noient dans la mégalopole, qui favorise leur oubli), d’autres, donc, « refont leur vie ». Mais halte aux fantasmes souvent associés à cette expression, à Hollywood ou ailleurs : leur sort n’a rien d’idéal… Dans la très grande majorité des cas (les exceptions sont bien rares, et de toute façon jamais mirobolantes), les évaporés se retrouvent à la rue ou dans ces quartiers tel San.ya, à Tôkyô, ou Kamagasaki, à Ôsaka, qui ne figurent même pas sur les cartes – ce sont les marchés des travailleurs journaliers, où personne d’autre ne se rend, sinon les yakuzas. C’est une vie de misère, très rude – absolument rien d’un rêve.


Pourquoi font-ils une chose pareille ? Les explications varient selon le cas ; il y a des causes économiques, des causes sociales, bien sûr non exclusives… Liées le cas échéant à l'idée de perdre la face. L’endettement, et l’impossibilité d’y faire face, sont des raisons très fréquentes, et c’était tout particulièrement le cas lors du pic des années 1990, en pleine crise – or le petit crédit à la consommation, au Japon, est largement dans les mains de la pègre, qui peut se montrer « intimidante »… Mais l’aliénation due au travail peut produire des effets similaires – ou un mariage désastreux, etc. Dans le cas des femmes évaporées (très minoritaires), cette dernière cause est fréquente – mais aussi les violences conjugales.


On peut a priori s’étonner que, dans un pays ultra-moderne, ultra-technologique et ultra-connecté, et saturé de caméras de vidéosurveillance, etc., tel que le Japon, il soit simplement possible de disparaître de la sorte, et d’autant plus en masse. Mais il y a des explications à cela : la honte associée à l’évaporation (alors même que, pour l’évaporé lui-même, le geste peut avoir quelque chose d’une ultime protestation de son honneur et de son sens des responsabilités ; ici les conceptions japonaises et occidentales demeurent sans doute mutuellement hermétiques), le fait aussi que l'administration japonaise ne centralise pas ses données, et enfin l’inaction de la police. Celle-ci n’enquête pas en l’absence de suspicion de crime ; par ailleurs, quand elle enquête malgré tout, et qu’elle met la main sur l’évaporé, dès l’instant qu’il est majeur et que son geste est volontaire, elle le laisse en paix s'il ne veut pas revenir : on a le droit de disparaître. Cela pose bien sûr des problèmes, notamment en matière de successions ou de situation matrimoniale, mais certaines législations visent à y remédier.


La police ne faisant rien, les familles, du moins celles qui entendent retrouver le disparu (le tabou fait que certaines ne veulent plus en entendre parler), n’ont d’autre choix que de se tourner vers les détectives privés, qui ont mis en place un véritable business autour des évaporés – et leurs tarifs sont très élevés. Certains cependant offrent leur service à titre bénévole, dans un contexte associatif – généralement parce qu’ils ont eux-mêmes été confrontés à des cas d’évaporation, et notamment dans leur famille (ce qui a de quoi susciter des vocations).


Certains évaporés sont retrouvés, oui. Ils n’ont pas pour autant l’envie de renouer des liens avec ceux qu’ils ont abandonné parfois plusieurs décennies auparavant… Il y en a qui le font – mais c’est rare, et une expérience souvent douloureuse, pour tout le monde.


Avec 86 000 cas par an en moyenne, le phénomène de l’évaporation n’a rien d’anecdotique. Il n’a pourtant été qu’assez peu traité – notamment par les autorités japonaises, ou, à vrai dire, par les sociologues. Certaines œuvres moins « scientifiques » ont pu mettre ce thème en scène, comme par exemple le film d’Imamura Shôhei L’Évaporation de l’homme, en 1967 (tout de même), dont je vais probablement vous parler un de ces jours. Mais, oui, le tabou demeure, ce qui renforce l’intérêt de ce livre français qu’est Les Évaporés du Japon (qui a d’ailleurs été traduit en anglais, ce qui n’arrive pas forcément tous les jours pour un ouvrage de ce type), résultant d’une longue enquête journalistique, menée sur plusieurs années par la reporter Léna Mauger et le photographe Stéphane Remael. Partis au Japon, à l’origine, pour un reportage sur un tout autre sujet, ils ont été confrontés au phénomène jôhatsu et se sont mis à enquêter ; il en est résulté d’abord un premier « récit » pour la revue XXI, en 2009, puis ce livre en 2014.


Il contient des témoignages précieux – et même inédits, car les deux auteurs font intervenir aussi bien les familles des disparus… que certains disparus eux-mêmes, qu’ils ont pu retrouver, interviewer, photographier ; il n’y a sans doute pas beaucoup de précédents. Le travail d’enquête illustre aussi bien la variété des cas (par exemple en introduisant le propos avec un évaporé qui s’est fait « déménageur » pour aider d’autres personnes en souffrance à s’évaporer – parce qu’il sait à quoi elles sont confrontées et désire les secourir) que ce qui les unit malgré tout (la pauvreté, les logements insalubres, le travail journalier mal payé et dangereux – exemple ultime avec les travaux de déblaiement à Fukushima ! –, les pressions de la pègre, etc.), et contient nombre de récits poignants (certains évaporés racontent leur histoire dans des chapitres dédiés, à la première personne – procédé un peu « littéraire » dont j’avoue qu’il me laisse un peu sceptique). On indique toujours ou presque depuis combien de temps l’évaporation a eu lieu ; dans maints cas, cela se chiffre en décennies. Les parcours sont rudes, les réponses diverses ; la plupart ont tiré un trait sur leur précédente vie – certains, après tout ce temps, se sentent cependant prêts à revoir ceux qui furent les leurs, mais ils sont assez peu nombreux, et cela n'engage à rien pour l'avenir.


Et les familles, justement ? Là aussi, divers tableaux, souvent poignants, parfois édifiants : ceux qui souffrent de l’évaporation d’un proche, et sans doute le tabou joue-t-il en la matière, tendent à s’égarer, à refuser le fait, à refuser d’en rechercher les raisons. Ainsi de cette famille qui en est convaincue : leur fils a été enlevé par la Corée du Nord – une association la confirme dans cette interprétation des choses, qui dénonce des dizaines, des centaines de milliers d’enlèvements par le régime de Pyongyang (il y en a bel et bien eu quelques cas par le passé, mais qui se chiffrent au plus en dizaines d'individus : ici, on est clairement dans le domaine du fantasme).


Il y a aussi les détectives – comment ils enquêtent, quel rapport ils entretiennent avec ces affaires, avec les familles, avec les évaporés… surtout quand ils ont eux-mêmes souffert de cas d’évaporation parmi leurs proches.


Mais il y a aussi, derrière, le Japon global, en lui-même, en tant que société. Car quelques aperçus nous en sont livrés, qui dépassent les seuls cas d’évaporation, mais peuvent, directement ou indirectement, contribuer à les expliquer – ainsi de ce « camp de l’enfer » où les salarymen « déficients » se voient « rééduqués » à la Full Metal Jacket, mais avec un R. Lee Ermey (RIP) relevant davantage du gourou d’une secte confite dans l’adoration des divinités Travail, Performance, Argent et Sacrifice. Ce qui est proprement terrifiant.


Pourtant, j’avouerais que le récit, ici, m’a parfois fait le sentiment de s’égarer un peu – et notamment dans certains clichés ? Nécessités du reportage peut-être, il a parfois recours, avec plus ou moins de pertinence, aux figures et références universelles d’un Japon idéal – que ce soit celui des samouraïs ou de Murakami Haruki.


Ces bémols s’imposent, mais le récit journalistique demeure d’une qualité plus qu’appréciable, témoignant d’une longue et difficile enquête, menée avec sérieux et implication. Mais à la plume de Léna Mauger répondent les photographies de Stéphane Remael – et, en matière d’implication, son prologue évoquant des pulsions suicidaires, car le lien est d’emblée établi entre le suicide et l’évaporation, ce prologue donc noue d’emblée les tripes.


Mais parlons donc de son travail de photographe – qui est beau et impressionnant. Bien sûr, là aussi, le caractère précieux des témoignages doit être souligné – car certains évaporés (pas tous, loin de là) ont accepté d’être photographiés, ce qui n’avait rien de gagné et a probablement quelque chose d’inédit là encore. Mais les familles, les détectives, etc., passent également sous l’objectif de Stéphane Remael – et, aussi importants, les lieux où errent les évaporés. Un très beau travail, dont vous pouvez avoir quelques aperçus ici.


Un ouvrage assez unique, au final – intéressant, riche, poignant parfois, beau aussi, déprimant régulièrement. Un reportage fascinant sur un phénomène qui ne l’est pas moins, et qui appellerait bien davantage d’études.

Nébal
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le 23 avr. 2018

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