"Si tu te souviens la nuit, avant de t'endormir, que tu n'as pas accompli ce qu'il fallait, lève-toi aussitôt pour l'accomplir."

Dostoïevski sait aborder de grandes questions existentielles tout au long d'une intrigue complexe d'un millier de pages sans que la lecture soit laborieuse un seul instant. Il saute du coq à l'âne, survole à toute vitesse des grands pans de son histoire ou bien s'attarde sur les cent facettes d'une situation sans dérouter ou ennuyer. Un monde complexe et vivant émerge de cette navigation libre parmi un foisonnement d'oxymores, des discussions ordinaires entre pelés dans un coin perdu de la Russie soupèsent des dilemmes métaphysique capables de mener les plus ardents théologiens aux frontières du doute, et la trame permet à ces considérations spéculatives de déteindre naturellement sur des actes décisifs de la vie. On nage aux limites des choses comme dans du beurre.

Deux récits parallèles ont lieu dans la même petite ville : d'une part l'intrigue criminelle, et d'autre part le parcours initiatique d'Aliocha Karamazov du monastère à l'entourage d'un enfant miséreux. Du point de vue de l'action, le rôle d'Aliocha n'est pas décisif, il connecte les deux récits principaux en demeurant à distance des événements, comme un témoin fantomatique. Sa figure est centrale mais peu marquée, au point qu'on peut se demander si ça n'est pas lui qui incarne secrètement l'énigmatique et omniscient narrateur, le "je". Effacé, Aliocha est un personnage en réserve, il semble attendre la suite annoncée par Dostoïevski pour prendre forme et s'affirmer, mais l'écrivain meurt avant d'écrire ce second volume dont Les Frères Karamazov n'est que l'introduction. Pour le moment, substitut idéal de Dostoïevski, c'est à travers la fraîcheur de son regard que seront perçus les événements et les êtres : dégoût pour le père, vénération pour le starets, tendresse inquiète pour Mitia, incompréhension pour Ivan, et ainsi de suite, tout en conservant une intime bienveillance pour chacun d'eux. Malgré cette discrétion, c'est à Aliocha que sont offertes les pages les plus lumineuses du roman : la première description de son paisible personnage (vite démentie par sa dévotion anxieuse pour le starets, à mon grand regret), et le magnifique serment final.

À travers les diverses philosophies que Dostoïevski met en scène dans une galerie de personnages conceptuels très délayés, la parole propre de l'écrivain se détache nettement, résumée en une formule : "si Dieu n'existe pas, alors tout est permis". Donc... il vaudrait mieux qu'il existe, ce Dieu. N'est-ce pas ? Ici le récit se veut à toute force édifiant, constituant une imposante mise en garde face à l'avancée du nihilisme athée et scientiste, ce fléau bien connu qui dominera le XXe siècle... Le meurtre du père résulte d'une impiété, la mort de Dieu est le mobile du crime. À l'opposé de ce désastre, le cheminement spirituel d'Aliocha et les préceptes du starets Zosime représentent le versant vertueux de l'existence, celui qu'offre la religion. Pour sortir du nihilisme, il faut traverser le doute, le surmonter, et ainsi parvenir à un espoir authentique. Le prosélytisme chrétien de Dostoïevski irrigue ses dernières œuvres, considérées comme les plus grandes ; son roman se propose de nous faire cheminer jusqu'à la conversion, et l'introduction est explicite : tant mieux si ça passe, tant pis si ça casse.

"Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis." Pourquoi donc ? D'abord, croire en Dieu c'est permettre à l'homme de s'élever. L'idée de Dieu est la garantie que le Bien est possible, qu'il y a une vertu. Aliocha incarne le tâtonnement vers cet accomplissement d'une bonté divine. Étrangement, cette bonté consiste à comprendre que "tout est parfait et magnifique, excepté l'homme" (sic). Croire en l'existence de Dieu c'est en outre accepter le mystère de la Création, le mystère célébré par le starets Zosime. Voilà le paradoxe : si Dieu est l'assurance d'un Souverain bien, Il est également par delà le bien et le mal. S'il semble que la Providence nécessite un passage par les pires atrocités, s'il faut, par exemple, qu'un enfant soit déchiqueté par des chiens, c'est que le dessein insondable du Créateur a besoin du mal pour s'accomplir. Dans cette optique, le Mal est nécessaire, et le diable se présente comme un envoyé de Dieu, c'est un petit fonctionnaire qui fait son travail à contrecœur. À Dieu, tout est permis.

De cela il n'y a pas de démonstration possible, pour l'écrivain les démonstrations son méprisables et n'atteignent rien. Comme Job il faut faire l'épreuve de la vérité, de notre finitude face à la transcendance. Si l'on ne comprend pas, les prescriptions de Zosime répondent que les voies divines sont impénétrables, que c'est tout ce qui fait la grandeur de Dieu... la salade mystique habituelle. C'est aussi ce qui fait le sel de Sa création : dans cette retentissante vision bornée, la cohabitation du bien et du mal est un principe de mouvement sans lequel rien ne pourrait avoir lieu. S'il n'y avait que le bien, il ne se passerait rien. Aussi dans la Russie des Karamazov on ne s'ennuie pas : comme dans le royaume de Dieu, la corruption excessive cohabite avec l'exaltation vertueuse, et ce mélange des extrêmes moraux est l'ingrédient le plus saisissant des romans de Dostoïevski. Après la traversée du désarroi, séduction et conversion vont de pair : c'est au fond de la crasse que gisent les pépites, elles y brillent plus fort.

Dans cette écriture qui nous submerge d'opinions et de faits instructifs subsistent des axiomes sans contrepartie. Athées ou croyants, tous les personnages s'accordent sur un point fondamental : sans Dieu, point de morale. Cela, ça ne s'explique pas finalement, la fiction devrait suffire, et mille pages d'une œuvre à sens unique laissent le temps d'enfoncer ce genre de théorème dans un crâne aimable. Sauf que ça ne passe pas forcément. Je me demande vraiment pourquoi tout serait permis si Dieu n'existait pas. Et si au contraire ce Dieu existe, tout n'est-il pas permis ? Si Sa vérité est dans l'humiliation des hommes, si Sa bonté s'accomplit dans les morts absurdes, comment ces sophismes religieux pourraient-ils se réclamer d'une quelconque morale ? Finalement, pourquoi tout ne serait pas permis à Ses serviteurs, au nom du mystère ? Comment fonder le moindre espoir sur un Dieu si cruel ? Si vous croisez un personnage sensé, faites-moi signe.

Zosime et le grand Inquisiteur partagent ce trait aberrant : un relativisme théorique à toute épreuve, dans lequel l'incompréhensible a plus de valeur que l'existence humaine. Difficile, à cet égard, d'inventer plus pervers que l'histoire de Job. Néanmoins, comme par magie, le mythe du vilain athée nihiliste a continué à faire son chemin, et la conclusion enseigne que la vertu ne peut qu'être pieuse. La leçon est grossière, mais quand des affects surajoutés répondent aux questions avant qu'elles se posent, la propagande fait son travail. Regardez, mes agneaux : les médecins et les incroyants sont des salauds, alors que les gourous sont des modèles d'humanité. Évidemment. Peu à peu, être conscient de l'adoration inconditionnelle et généralisée pour ce livre m'a fait manger ma table de chevet, l'épreuve de lecture était là. Et pourtant face à sa puissance de feu je ne peux que me résigner à admirer l'ingéniosité supérieure du dispositif : une telle force de la nature impressionne, au point qu'elle excuse sa propre sottise. Scénario infernal, réflexions excitantes, c'est bien un chef-d'œuvre, capable de léguer son viatique de souvenirs inoubliables et surtout quelques bons gros éclats de rire. Pour le reste, il aurait fallu me la faire à 15 ans. Oh et puis non, même pas.
poulet
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le 10 mai 2014

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