Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

Pour faire court : Les Furtifs est un roman foireux, confus, bâclé, pétri de bonnes intentions terriblement mal exécutées, rempli d'exercices de style mal dégrossis, rétrograde et méchamment patriarcal. Si j'étais de mauvaise humeur, je dirais : c'est un Damasio.


J'aime pourtant beaucoup l'animal. Jusqu'ici, pour ne parler que de ses publications romancières, il nous avait honoré d'un pamphlet politique de haute volée et d'une épopée planétaire incroyable d'élan et de virtuosité, qui l'avaient placé sans polémique dans le firmament des auteurs de littérature de l'Imaginaire francophone.


Et puis voilà, qu'en l'an de Grâce deux mil dix-neuf, notre professeur de philosophie préféré publie Les Furtifs. Passons rapidement sur l'histoire : Papa a perdu Fifille, qu'il soupçonne d'avoir été enlevée par des créatures probablement mythiques, en tout cas insaisissables, dans le doute traquées par l'armée française, qu'il rejoint. Suite à ce traumatisme, Papa perd également Épouse. Via son entraînement de nouveau militaire, il cherche à traquer ces animaux et, peut-être, retrouver sa fille. Au passage, il renverse la société crypto-capitaliste en place en l'an 2048, pendant qu'autour se baladent quelques personnages (Femme, Homme, Ordinateur, Gitan, pour ne citer que les narrateurs), mais le cœur du récit se situe bien autour de ce couple. De là coexistent trois romans : l'exhortation politique; la quête sentimentalisante ; la poursuite poétique.


Le récit de la lutte : que les combats n'aient guère évolué depuis vingt ans et La Zone du dehors, je veux bien le croire ; les enjeux écologiques, économiques et sociaux sont sensiblement les mêmes, et les têtes couronnées à abattre aussi. Mais on ne pourra s'empêcher de trouver à la fois que tout ceci tourne un peu en rond, et ne sait pas très bien dans quelle direction frapper. Le thème principal semble de prime abord être la commercialisation de nos existences et de nos données personnelles, dans une vision fleurant bon la science-fiction de papa avec ces villes privatisées (Orange possédant Orange, LVMH s'appropriant Paris, etc., passons sur l'irrationalité de ce schéma : c'est que vendre des parfums et gérer une ville, ce n'est pas le même métier et surtout pas les mêmes marges... Le capitalisme est quand même plus rationnel que ça !) et cet Internet se touchant du bout des doigts. L'État semble démissionnaire, pour peu qu'il existe encore au-delà de son armée : ses fonctions traditionnelles (police, éducation en particulier) ayant été abandonnées aux horreur du grand capital. Et au milieu du récit, renversement : l'élection présidentielle devient un enjeu majeur ; voici que l'architecture et l'urbanisme (à base de roseaux et de palettes de chantier) deviennent le fondement de la lutte, en opposition à la réalité augmentée, opium des foules déconnectées des réalités de la nature, du soleil et des petites fleurs. À la fin, on ne sait plus très ni contre quoi Les Furtifs se dresse-t-il, ni pour quel modèle de société il se positionne. Ses inquiétudes sentent le réchauffé, et leur traitement est daté. Toute cette composante semble ajoutée par obligation, parce qu'il y a une image de marque à tenir et des zadistes à exalter. L'intérêt du roman ne semble pas être là.


Car Les Furtifs est, sans doute avant tout, un roman sur l'amour d'un père. Amour envers sa progéniture, amour envers son épouse. Sentiment sans doute admirable, vers lequel Damasio projette éperdument tous ses talents pour communiquer tout le désespoir de ce père à qui l'on interdit d'aimer, puis tout son bonheur à retrouver les objets de ses dévotions. Sauf que le lecteur n'en demandait pas tant, et certainement pas de se retrouver noyé sous des hectolitres de mièvreries déversées avec la subtilité d'un commercial de Monsanto colportant ses barils de glyphosate. Le thème ne me touche guère, certes ; mais là où Damasio m'exaspère, c'est dans la conception du monde qu'il renvoie : que la finalité de l'existence humaine, le seul moyen de se réaliser en tant que personne, c'est par la reproduction et la constitution d'une unité familiale, nécessairement hétérosexuelle et patriarcale. Que l'auteur ne semble pas envisager l'amour (romantique, filial, etc.) au-delà de la famille nucléaire traditionnelle est une chose ; qu'il le fasse dans un roman ostensiblement consacré à dénoncer les limitations de la société capitaliste en est une autre, alors qu'il exalte les possibilités d'ouverture, très queer dans l'idée, permises par cette pure création littéraire que sont les furtifs. Mais voilà : voyez Saskia, musicienne émérite, émerveillée par les dons langagiers et rythmiques de ces créatures, pleinement engagée dans l'œuvre de transcendance initiée par les protagonistes, qui ne peut se réaliser que par son accouplement hétérosexuel et sort du récit sitôt cet acte, manifestement fondateur, effectué.


Quant aux furtifs eux-mêmes : la trouvaille est surprenante. Ces créatures de fourrure et de vent, sans cesse surprenantes, sont sources d'une vivacité folle, dans le récit comme dans le style ; si Damasio en fait parfois un peu trop dans ses effets, l'effort et la volonté de pousser la langue jusqu'au bout mérite d'être salué : au moins, cet homme-là crée. Il est regrettable que tout le roman n'ait pas la consistance du premier chapitre, qui suinte toute la préparation pour définir le vocabulaire et les modes de description de ces êtres et des méthodes de recherche ; passé cette introduction, les furtifs se réduisent à l'état, tantôt de fantômes, tantôt de lutins : plus facile, moins intéressant.


Il y avait probablement matière à trois romans dans Les Furtifs : le récit politique de la décadence d'une société gangrenée par l'optimisation du gain financier, donc du contrôle ; le récit sentimental de la beauté et de la pureté de l'amour d'un père ; le récit anthropologique et poétique, à la poursuite des furtifs, créatures de verbe et vivacité. C'était trop pour tout mettre ensemble, trop pour un seul homme : confus, bâclé, décevant.

Penro
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le 23 oct. 2019

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