Quand les illusions gisent dans des charniers sans fond

Personne ne peut sortir indemne de la lecture de ce pamphlet là. Celui-là plus que tout autre sans doute. Parce que Georges Bernanos n'est pas seulement révolté contre la médiocrité des hommes qui l'entourent, contre une société réaliste ayant abandonné Dieu & la tradition, la grâce & le sacré, non, Bernanos se soulève contre lui-même et sur le tragique d'un monde qui s'écroule, tragique, destiné à ressusciter dans le feu et la fureur, impuissant à endiguer les flots de sang qui suintent des charniers de tous les hommes morts pour des idées évanescentes. Georges Bernanos a vu quelque chose : certes, il en parle durant des centaines de pages, mais bien sage sera celui qui aura réussi à en saisir le suc le plus intime. Georges Bernanos n'arrive pas à dire. Donc il éructe, il dénonce, il fulmine et quelque part, il pleure un peu. Ses larmes acides coulent sur un papier où l'encre a le gout de l'indicible et de l'ineffable. Bernanos est un homme trop viril et trop chrétien pour exprimer un désespoir ou une infinie tristesse. Pas déçu, dit-il, de l'humanité. Il s'attendait à pis, rajoute-t-il encore, l'idiot. Pourtant, il semble se battre avec une douleur intérieure dont le lecteur est souvent exclu, mais qui observe avec intérêt un homme sans concessions avec les autres et lui-même, encerclé par les paradoxes, rongé par les contradictions et qui réalise l'horreur. L'horreur de rien en particulier. L'Horreur, ce masque livide et sans aucune mesure le plus terrifiant et le plus absurde qui soit, qui vient hanter les survivants, après avoir mutilé leurs proches, à la sortie d'une prison ou dans leur lit, sur un mur parsemé de morceaux de cervelles ou sur un tas de corps vigoureux et langoureux, enlacés comme dans une dernière étreinte glacée et puante. Bernanos a vu qu'au-delà même des partis, des faux-semblants et des postures, il y a une perversité à la fois terrible et ironique qui se tapit, tranquille et alerte, sur les parvis des forums et des Parlements. Cette bête ne se faufile pas, elle attend patiemment son heure en se nourrissant de la stupidité, de l'égoïsme et l'optimisme de ses complices inconscients. D'après Bernanos, l'optimisme est l'alibi sournois des égoïste. C'est une autorisation, aussi. La bête profite de l'appétit vicelard des bourgeois, de leur haine du petit, de la bêtise des grands et de leur non-sens. Elle purifie les sociétés dans le sang. Elle lave la crasse avec lui. Georges Bernanos a vu la bête. Il a pu la sentir et la toucher. Il sait donc ce que personne ne peut savoir, et ne peut entendre, a fortiori ne peut lire, parce que lire est déjà un peu concevoir. Décidément, il n'est pas possible de concevoir l'inconcevable.


Georges Bernanos est un homme issu de l'extrême droite royaliste de l'Action Française de Charles Maurras. Il est conservateur, anti-Lumières et cherche à combattre le mal dans chacun des hommes, sans chercher à les séduire, même pas à les comprendre. L'homme est intransigeant. Il ne semble pas se faire d'illusions sur le monde et le Progrès. Il hait la gauche comme il haïrait le Diable, et rappelle sa sympathie pour ces doctrines fascisantes qui plaisent aux hommes nostalgiques des guerres saintes et des croisades. Il se soumet à l'Eglise en lui préférant volontiers l'odeur de poudre des fusils. Ainsi, en Espagne, quand éclate la Guerre Civile contre le Front Populaire démocratiquement élu, suite au coup d'Etat des militaires et autres phalangistes, Bernanos se prononce pour Franco. Soudain, il voit les exécutions, les massacres, les horreurs et les tortures que se livrent les deux camps. Il voit ses alliés assassiner des jeunes hommes suspects, il admire le savoir meurtrier des enfants encore innocents et juvéniles quelques semaines plus tôt, il voit les matrones éructer de joie à la vue d'un cadavre de Républicain et sent le Clergé couvrir les massacres en accordant le Pardon comme on se donnerait à une queue. Ses alliés gagnent le pouvoir par le sang et la complicité des régimes fascistes et nazis. Bernanos ne connaît pas encore leur vraie nature, qu'importe, il la devine bien assez tôt. L'homme semble entrer en combat contre ses anciens camarades et la fin de sa vie, malgré son étrange misanthropie, sera exemplaire de résistance et de modestie. Il y a résolument un mystère Bernanos. L'homme qui finit par défendre le Prolétaire alors qu'il était prêt à laisser mourir les Rouges, celui qui nie l'apitoiement en pleurant secrètement sur les charniers de ses anciens ennemis politiques, celui qui pointe d'un doigt vengeur ses frères de pensée qui tuèrent et tuèrent encore, frénétiquement, et par devoir. Anti-totalitaire, voilà le mot qui pourrait le définir. Pourtant, cela semble plus complexe, plus nuancé et plus fragile. Les plus taquins pourraient y voir une forme de fragilité, de sentimentalisme ou de féminité. L'homme renie ce qui pourrait lui être octroyé tout d'un bloc. Littéralement, et au sens figuré, Bernanos semble illisible. Faut-il réellement le comprendre pour le sentir ?


Le style de Bernanos est évidemment un style d'académicien. Il est parfois difficile de suivre le fil de sa pensée tant sa manière d'écrire reflète bien cette souffrance psychique et colérique qui transparaît dans tout le livre. Derrière chaque figure de style se cache les semences d'un cri éternel et sourd. Cependant, le roman est bien écrit et il heurte à de multiples reprises par sa pertinence et sa justesse. Parfois, Georges Bernanos frise un certain snobisme, et semble se complaire dans une forme de dandysme intellectuel de droite, à la limite de la mégalomanie et de la prétention. Personne ne trouve grâce aux yeux de l'homme, même pas lui-même. Le livre semble adressé à ses ennemis, mais il est en réalité un long monologue destiné à sa propre personne, comme s'il avait du écrire pour se soulager des images qui le tourmentaient. C'est parfois sur le ton d'une confession ou d'un règlement de compte que le pamphlet se déroule et se dessine et souvent, l'homme est touchant, abstraction faite de ses formules et de ses jugements arrêtés qui le desservent plus dans son propos qu'ils ne lui donnent une allure de dernier des Croisés. Georges Bernanos écrit dans un saignement, dans un glapissement qui rappelle les soupirs des agonisants ou leur dernière bouffée d'une résignation fatale et tragique. Quelque part, dans cette petitesse et cette modestie, dans ce donquichottisme éhonté contre on ne sait quel Démon invisible à nos yeux, Bernanos fait montre d'une infinie et incompréhensible grandeur.

PaulStaes
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le 18 oct. 2018

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