Au-delà de toutes les réserves possibles et imaginables qu'il est possible d'émettre sur la vie et la pensée de Jean-Paul Sartre, ce dernier demeure un maître du style et de l'écriture. Le lire est un plaisir incommensurable et ses tribulations parfois un peu superflues nous transportent, à partir du moment où l'on est sensible à son charme. C'est un véritable hommage, presque une ode faite aux mots, et à ces activités si importantes à mon cœur que sont la lecture et l'écriture. Des spécialistes peut-être un peu trop avisés de la littérature désignent cette oeuvre magistrale, à raison en partie, d'autobiographie. Ainsi, Jean-Paul Sartre raconte son enfance sans père, dans une famille alsacienne, les Schweitzer, pendant laquelle il apprend beaucoup de son grand-père, un Professeur d'allemand, qui lui donnera d'ailleurs l'ambition avortée d'être Professeur de lettres. Il raconte aussi sa grand-mère, cette femme perdue et fantomatique, qui lit dans son fauteuil pour fuir ce quotidien qu'elle honnit. Il y a sa mère, aussi évidemment, cette femme incapable civilement dans toute sa vie, presque sa soeur, pleine de bonne volonté et pourtant tellement vide de légitimité. Jean-Paul Sartre retrace non seulement cette histoire familiale mais il évoque également son rapport aux autres : à ses Professeurs, à ses camarades et aux auteurs littéraires eux-mêmes. Cependant, ce ne peut être une vraie auto-biographie, mais plutôt un réel essai sur les mots, sur la lecture, l'écriture et ceux-ci rapportés à ce qu'est l'Homme.
L'existentialisme de Sartre est une philosophie cerclée de limites mais qui aura au moins le pouvoir de contrer l'essentialisme et ses corollaires malsaines. L'Homme n'est pas uniquement ce qu'il est, il est ce qu'il est à un instant T, et dans ce moment, il réécrit toute son histoire et sa façon d'être pour se conformer à sa vie éphémère. Il est dans le monde intrinsèquement variable, jamais le même qu'avant, toujours différent que dans l'avenir, un caméléon jamais réellement hors-sol, mais toujours un peu soumis aux variations. Jean-Paul Sartre montre avec une franchise plus que méritoire à quel point son enfance a été égocentrique, et comment à chaque fois il avait le sentiment d'être un Homme à la destinée qui ne pouvait qu'être formidable. D'ailleurs, il dit cette phrase extraordinaire : le progrès est un chemin ardu qui mène à moi. Ce complexe de supériorité, qui s'explique par sa condition bourgeoise, revêt une certaine fragilité : celle de celui qui se sent injuste, parasite, complexé par ses origines. Il confesse ses faiblesses, ses carences et reconnaît qu'il n'est bon à rien, hors-sol, sans racine et que la seule et unique chose qui le fait devenir ce qu'il est, qui donne un sens à sa vie, c'est la lecture, puis l'écriture et cela conditionne radicalement son existence. Jean-Paul Sartre semble, derrière cette fausse prétention, être honteux de lui-même, il se sent illégitime à manger et chier comme un autre sans essayer d'être l'accomplissement d'un destin ou d'un talent. Les mots sont à ce titre émancipateurs et deviennent comme le dit Lucrèce des atomes imparfaits d'un monde poétique dont la métamorphose est force vitale. Sartre se révèle touchant et très fragile, ce qui ferait presque nous lui faire pardonner ses sympathies pour des totalitarismes ou encore son voyage dans l'Italie fasciste.
Comment ne pas parler du style ? Sartre sera toujours meilleur que Camus sur ce point bien précis. Il est un alchimiste de la matière littéraire. Plus encore, il est un poète parfois. Ses phrases, mêlées entre elles dans un grand enchevêtrement artistique, entraînent comme des valses viennoises. Son vocabulaire est riche et ses figures de style sont toujours brillantes. Le rythme est donc effréné et bien doué serait celui qui réussirait toujours à le suivre. Sartre n'aime pas les phrases simples, il préfère les complexifier et les transfigurer d'images parfois opaques. Son usage de la ponctuation, qui rendrait les grammairiens un poil énervés, donne cette impression d'une tempête de mots qui secoue le lecteur, le happe et ne le laisse s'échapper des pages. Il se lit donc vite et le lecteur s'en trouve souvent ébloui. Le livre est constitué de deux parties : LIRE et ECRIRE, comme si le deuxième était une suite logique du second mais non, écrire est la forme la plus épileptique de la lecture, c'est son aboutissement réel. Ainsi, Jean-Paul Sartre maîtrise avec le brio du musicien ou du peintre l'art d'utiliser les mots, de les agencer, de les transfigurer, d'en faire de la chaire vivante comme pour créer l'univers et se créer lui-même. Peut-être est ce ça l'existentialisme, écrire pour se faire pardonner d'exister ou écrire pour se réécrire incessamment soi-même.