" Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie"

Les écrivains qui souhaitent retracer l’histoire des idées sur de longues périodes sont rares car le projet est ambitieux.
C’est pourtant ce à quoi s’est attelé Arthur Koestler dans les 600 pages de son essai: Les somnanbules . Il étudie magistralement et rigoureusement le parcours de la science cherchant à expliquer l’univers et son évolution de l’antiquité à nos jours. Par là même il peint l’histoire de l’humanité qui avance en somnanbule dans son rapport au monde et à la connaissance. Il n’était pas un scientifique, je ne le suis pas non plus et certaines démonstrations demandent une bonne culture en mathématiques et en physique qui me manque, mais je vais essayer de résumer le plus clairement possible sa démarche. Bien sûr, je ne ferai que de pauvres allusions à la dimension purement scientifique que tout lecteur intéressé pourra retrouver en lisant Koestler.
Sa problématique va à l’encontre des idées reçues sur la science en s’appuyant avec une grande précision sur une documentation impressionnante. Koestler démontre le lien étroit existant entre science et religion et révèle que la science n’a pas une évolution linéaire vers toujours plus de compréhension et de rationalité mais a des périodes de régression étonnantes.
Il part tout d’abord des philosophes ioniens et de la fraternité pythagoricienne qui avaient pensé l’héliocentrisme. Ce concept a été confirmé soit par le raisonnement soit par l’observation par des philosophes/scientifiques tels que Héraclide ou Aristarque. A noter que les pythagoriciens ne faisaient pas de distinction entre religion et science et même ont fait avancer la connaissance de façon phénoménale en les unissant intimement. Par la suite, et pour des siècles, ce sera la conception aristotélicienne du géocentrisme qui primera et la séparation de la science du réel d’avec le monde des idées et de la croyance. L’humanité mettra des siècles à sortir de cette conception non pas en raison de persécutions d’une Eglise qui aurait freiné l’évolution des connaissances comme on le croit trop souvent mais bien par « une sorte de censure intérieure qui divisait obstinément l’esprit en cloisons étanches ».
Le chanoine Copernic aura lui-même bien du mal à sortir de cette erreur mais reprendra la conception héliocentrique déjà acceptée avant lui. Malgré ses erreurs son livre Des révolutions des orbes célestes donnera à Kepler la base de sa compréhension de la trajectoire elliptique des planètes, ouvrant ensuite la voie à Newton. Grâce à son secrétaire Rhéticus, Copernic sera publié soutenu en cela par le pape Léon X et de nombreux membres du clergé.

Koestler consacre ensuite des pages admiratives au grand Kepler qui reprend les travaux de Copernic. Nous suivons pas à pas l’élaboration de ses lois ; un parcours passionnant en immersion dans un esprit génial, mystique, fantasque et erratique, dont les erreurs s’annulent et dont les intuitions, longuement vérifiées grâce en partie aux observations du danois Tycho Brahe vont à tout jamais changer la façon de penser européenne. Esprit religieux, il a été soutenu par l’Eglise mais a dû subir dans sa famille les persécutions liées à la superstition grandissante dans la société et à la contre –réforme . Superstition – en particulier les procès en sorcellerie que sa mère a dû subir- que notre société confond souvent avec la religion elle-même. Voltaire devait penser à Kepler quand il a écrit que « La superstition est à la religion ce que l'astrologie est à l'astronomie, la fille très folle d'une mère très sage. »
Poursuivant son périple au sein de la pensée, l’auteur démonte preuves à l’appui les stupidités accumulées sur l’image de Galilée. Soutenu par des cardinaux, le pape Urbain VIII, Galilée craignait plus le ridicule que les persécutions inexistantes de l’Eglise. Arrogant et n’hésitant pas à ridiculiser ses adversaires, il rentrera dans une polémique qui le mènera au célèbre procès qui, pour Koestler, « répandit dans l’atmosphère de notre culture un poison qui n’a pas encore disparu. »
En effet, Galilée était soutenu par une bonne partie du clergé éclairé. Même Bellarmin, jésuite chargé des « questions controversées » et les inquisiteurs chargés d’étudier le cas Galilée étaient bien disposés envers lui et ne lui demandaient que des preuves de ce qu’il avançait. Car pour l’Eglise, « on peut écrire librement tant qu’on reste en dehors de la sacristie », c’est-à-dire tant que les scientifiques en restent à leurs hypothèses et ne se mêlent pas d’interpréter les Ecritures. C’est ce qu’avaient fait Copernic et Kepler, dont Galilée était l’habile – et peu reconnaissant- héritier. C’est en fait le Pape Paul V Borghèse, peu intéressé par la controverse qui, agacé par la perspective de prendre position, décida de livrer Galilée aux « Qualificateurs » qui, sans parler d’hérésie, le condamnèrent en affirmant que « le soleil est au centre du monde ». Galilée ne fut même pas censuré ni même mis à l’Index. Seuls quelques mots dans une œuvre de Copernic furent censurés ( par exemple le fait de qualifier la terre d’ « astre »). Le livre de Copernic ne resta à l’index que 4 ans mais cela suffit pour développer des simplifications d’opposition entre l’Eglise et la science.
C’est lors du 2ème procès, alors que la controverse portée par les partisans de la physique d’Aristote devenait très violente que l’Inquisition condamna Galilée parce qu’il avait enfreint le premier jugement qui lui demandait de présenter le système copernicien comme une hypothèse. Hébergé à la villa Médicis, dans les palais des membres éminents du clergé ou dans un appartement de 5 pièces donnant sur les jardins du Vatican, il fut aussi bien traité que pouvait l’être un vieil homme de 70 ans respecté et auquel on voulait seulement donner une leçon. Le commissaire de l’Inquisition écrivant à un des juges aura cette formule qui résume bien le fond de l’histoire : « (par le jugement) la réputation de la Cour sera maintenue ; on aura la possibilité de traiter le coupable avec indulgence ».
Viendra ensuite Newton qui fera la synthèse des découvertes de Kepler et de Galilée – ce dernier ayant continué à travailler après le jugement pour publier son plus grand traité. C’est Newton qui ouvrira la voie à la physique moderne avec ses trois lois, dont celle sur la gravité, frôlée par ses devanciers sans qu’ils arrivent à la penser parce qu’ils étaient enfermés dans l’ancienne conception aristotélicienne de l’univers.
Ainsi, en allant à l’encontre des idées reçues et en corrigeant les erreurs populaires comme celle opposant science et religion, Koestler a pu démontrer que le mystique et le savant bien loin d’être opposés, vont de pair et donnent « une voix à l’intuition fondamentale (de l’homme ) : l’Univers a un sens, il est ordonné, rationnel, gouverné par une certaine forme de justice, même si les lois n’en sont pas claires ». Notre époque doit maintenant découvrir ce qui peut unifier la mécanique quantique et la relativité et ne le fera qu’en faisant travailler de concert le mystique et le savant afin de pouvoir avancer un petit peu dans la compréhension de « l’Harmonie des Sphères ».


Dédié à Polobreitner qui m’a donné l’idée de lire ce livre.


Je termine en laissant Koestler vous donner envie de le lire; il évoque le divorce contemporain entre la science et la religion :


"Coupée de ce qu'on appelait jadis philosophie de la Nature, maintenant science exacte, la religion suivit son chemin doctrinaire, dans sa propre spécialisation. Fini le temps où les bénédictins, les franciscains, les thomistes, les jésuites guidaient la recherche. Aux yeux de l'investigateur, Les Eglises établies devinrent de véritables anachronismes, encore capables cependant de donner des consolations sporadiques à des individus de moins en moins nombreux et consentant pour cela à se diviser l'intelligence en deux moitiés incompatibles."

jaklin
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le 17 mai 2019

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jaklin

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