Lorsqu'on pense au romantisme, c'est Goethe qui nous apparaît en premier lieu - si l'on est pas franco-français et obsédé par notre cher René. Les souffrances du jeune Werther, c'est un titre qui revient souvent nous taquiner l'oreille, emblème institutionnalisé, il est difficile de ne pas le voir surgir au détour d'une causerie de bien-pensants qui souvent, et depuis déjà un bon moment, ont noyé de café la Raison, qui, trop occupée à son devoir de bien penser, avait oublié qu'une argumentation ne se fondait pas sur deux pôles moraux et manichéens. La caresse de l'orgueil en société, c'est, au grand dam de Johann, le destin réservé à son oeuvre, le plus souvent non lue mais pas moins appropriée par tous ; tout écrivassier, dit intellectuel, tout barbouilleur de papier qui fait de la plume la parure de l'ego et qui a le besoin pressant d'une scène.


Avant d'ouvrir le bouquin, je pensais donc moi-même déjà le connaître, l'ayant presque entièrement bu sur les lèvres coulantes d'hybris d'un entourage non consenti (ou les risques du métier). Connaissant les grandes lignes, je m'y élançais sans grand enthousiasme, un peu comme lorsque l'on commence Usual Suspect en ayant eu connaissance de l'identité du tueur en amont. Et quelle ne fut pas ma surprise quand l'indifférence première laissa place à l'identification !


Werther, comme tout jeune héros romantique, malade d'un excès de lectures et d'une absence d'expériences, décide de fuir le joug d'une société qui lui impose une place et un modèle socials qui ne lui conviennent pas. Au cours des échanges épistolaires qu'il entretient avec un ami Wilhelm - représentant de la société par son intégration à celle-ci, il emprunte d'abord une position d'observateur, tant vis-à-vis de l'altérité que de la nature. La rencontre avec Charlotte marque une rupture dans ses récits, puisqu'il rencontre un être qui semble connaître les mêmes intérêts et appétences que lui, un être dans lequel il pourrait potentiellement se reconnaître, or ayant vécu jusque là dans la solitude de ses passions non partagées, elle devient l'objet de son obsession. Néanmoins, une entière réciprocité est impossible car un autre l'empêche, le prétendant puis l'époux de Charlotte, Albert. Cette position d'observateur que le protagoniste prenait au départ bascule dans la lettre du 18 août où il est rappelé, face à la nature, à sa condition humaine. Il devient réflexif et avec cette capacité qui lui est particulière de ressentir de manière aiguë ses émotions, il envisage tout à coup son empathie avec la nature par une lunette plus pessimiste, dans le renouvellement continuel de la vie, il ne voit plus alors que la fatalité de la destruction, de la dimension éphémère des choses.


"Devant mon âme s'est levé comme un rideau, et le spectacle de la vie infinie s'est métamorphosé devant moi en l'abîme du tombeau éternellement ouvert".


Au plus près de lui-même, il éprouve alors véritablement ses passions. C'est le tragique du romantique, l'échec d'une libération solitaire par la nature, qui prenant un rôle de miroir et plutôt que de participer d'un déni, le renvoie à ses affects, à lui-même, le rend réflexif et souffrant.


Ce bouquin ne présente pas une histoire d'amour tel qu'on l'entend généralement, le sentiment d'amour ici n'est pas une abstraction, il s'explique, il n'est pas désir au supplice de la raison - d'ailleurs cette dichotomie en topos n'apparaît nullement. Si Werther a des sentiments pour Charlotte, c'est parce qu'en elle il pourrait se reconnaître. À l'instar de Narcisse, Werther est privé de l'autre, un autre nécessaire à un amour de soi - différent de l'amour propre et narcissique. L'autre joue un rôle de miroir qui nous renvoie une image satisfaisante ou non de nous-même, or, le seul Autre adéquat, dans le sens d'une considération mutuelle, que Werther ait jamais rencontré est Charlotte qu'il ne peut avoir.


" Son baiser, dis-je, n'est point tout à fait désintéressé. Il cherche la nourriture, et s'en va non satisfait d'une vide caresse.
-- Il mange aussi dans ma bouche", dit-elle; et elle lui présenta un peu de mie de pain avec ses lèvres, où je voyais sourire toutes les joies innocentes, tous les plaisirs, toutes les ardeurs d'un amour mutuel".


Néanmoins, à ce sujet, la subjectivité du personnage interroge, certes, il l'envisage en tant qu'adéquate, pourtant, ils ne sont pas si semblables dans la mesure où le personnage de Charlotte est attachée aux conventions, aux moeurs et à la société en soi par le lien du mariage et qu'elle n'est pas dans le même rapport à la réalité, elle y met moins de distance, de jugement. Elle est intégrée, au contraire de Werther, par le voeu qu'elle s'est fait à la mort de sa mère de s'occuper des enfants.


Le rapport entre les deux personnages est très riche, il n'a rien d'un simple déboire amoureux, il dit beaucoup sur la nécessité de partager une passion lorsqu'elle nous anime en la retrouvant chez l'autre et de l'affreuse perdition qui nous secoue souvent lorsqu'on la vit seul, trop lourde, elle pèse et a le besoin d'être nourrie comme d'être exaltée, c'est la recherche de l'émulation grecque.


Les conversations entre Albert et Werther sont également passionnantes, notamment celle qui concerne le suicide, dans laquelle Albert défend qu'il s'agit d'une faiblesse humaine mais que Werther envisage au prisme de son empathie, comme une force, la fin d'une maladie, en invitant son interlocuteur à prendre l'espace d'un instant la place d'un être en proie au désespoir sur lequel se referme le temps, privé d'issues, de perspective, d'avenir.


"Elle ne voit point le vaste univers qui est devant elle, ni le nombre de ceux qui pourraient remplacer la perte qu'elle a faite. Elle se sent seule, abandonnée du monde entier. Aveuglée, accablée de l'excessive peine de son coeur, elle se précipite pour étouffer tous ses tourments, dans une mort qui l'enveloppe de toutes parts. Voilà le sort de bien des hommes. " Dis moi, Albert, n'est-ce pas la même marche que celle de la maladie?"


Enfin, il est vrai qu'aujourd'hui les images utilisées nous semblent surannées, elles sont teintées d'une connotation que l'on pourrait agglomérer en l'expression "cul-cul la praline", et pourtant, si l'effort est fourni, si l'on décide de se conditionner, de re-contextualiser le roman, de mettre la sourdine sur cette corruption sémantique, en plus de l'identification certaine si l'on s'est un jour senti seul d'aimer la littérature ou la philosophie ou plus encore, cette oeuvre s'apprécie avec fluidité et non sans émotion. La première dimension épistolaire et monodique du roman a cette qualité de ne pas mettre une distance critique, ironique ou sarcastique entre nous et le jeune Werther.

judith-_1
9
Écrit par

Créée

le 5 juin 2016

Critique lue 184 fois

Judith H.

Écrit par

Critique lue 184 fois

D'autres avis sur Les Souffrances du jeune Werther

Les Souffrances du jeune Werther
King-Jo
10

Un best-seller de génie

Les Souffrances du jeune Werther nous raconte l'amour impossible de Werther pour une jeune femme prénommée Charlotte. Le récit se compose de la moitié d'une correspondance entre Werther et Wilhelm...

le 19 mai 2011

32 j'aime

3

Les Souffrances du jeune Werther
le-mad-dog
4

Le suicide romantique pour les nuls.

Non, c'est pas parce que cet ouvrage est un classique que je suis FORCÉ de l'aimer ! Lors de la lecture de l'ouvrage, il y avait deux moi : Celui qui lisait l'ouvrage avec ses yeux d'historien de...

le 26 févr. 2015

26 j'aime

5

Les Souffrances du jeune Werther
Fatpooper
5

Le romantisme m'étouffe

Goethe a plein de choses passionnantes à dire, à partager. Cette histoire n'est finalement qu'un prétexte pour exprimer ses convictions sur la nature, l'homme ou encore l'amour. Malheureusement le...

le 17 avr. 2014

13 j'aime

30

Du même critique

Silence
judith-_1
3

La Foi perçante, un spectateur martyr ou un réalisateur un peu mégalo

Il est difficile, si l’on est pas fidèle et baptisé, d’appréhender le monde par la lunette du croyant. La pensée, dans les cas où elle n’a plus de destinataire qu’elle-même, peine à s’envisager...

le 13 févr. 2017

2 j'aime

Blue Velvet
judith-_1
10

Une quête identitaire ou un film de formation

« It is a strange world, isn't it ? » est une question qui semble parcourir Blue Velvet, un film que David Lynch donne à voir en 1986. Ce sont là les mots de Jeffrey Beaumont, un garçon entre les...

le 27 févr. 2017

Les Souffrances du jeune Werther
judith-_1
9

Reconnu non connu

Lorsqu'on pense au romantisme, c'est Goethe qui nous apparaît en premier lieu - si l'on est pas franco-français et obsédé par notre cher René. Les souffrances du jeune Werther, c'est un titre qui...

le 5 juin 2016