Rédigé au cœur des années quatre-vingt, Les Tommyknockers n’est pas le plus réputé des romans de Stephen King, souvent jugé – comme nombre de ses pavés – trop long, et auquel certains reprochent l’implication d’un trop grand nombre de personnages inutiles. Pourtant tout y est de la verve du maître, de son imagination monumentale, impressionnante, et de ses penchants pour le fantastique, le complot et les dérèglements des caractères humains. Sans oublier que derrière le récit haletant et prenant, l’auteur, comme souvent, cache une thématique sociétale et y exprime ses convictions profondes.



Avec Les Tommyknockers, l’écrivain ne se contente pas d’explorer en surface le conditionnement politique mais s’attaque bel et bien aux lobbies du nucléaire en insistant à la fois sur les dangers, même plus ou moins maîtrisés, de l’énergie et sur ces irrésistibles penchants de l’homme à la convertir en arme destructrice.



L’œuvre est découpée en trois livres distincts de dix chapitres chacun, une structure évidente de la forme qui permet d’éclairer les grands principes narratifs du maître. D’abord autour de deux personnages principaux, l’auteur installe l’ambiance. Élargissant ensuite la foule des points de vue et des petites histoires, il exécute l’intrigue à travers d’innombrables dérèglements fantastiques et angoissants avec le talent qui lui vaut renommée. Enfin, Stephen King dénoue l’ensemble sur la lancée - avec peut-être moins d’impact que ses meilleurs romans.



Tommyknockers, Tommyknockers, knocking at your door...




De la légende entêtante, comptine enfantine presqu’innocente…



Le premier livre, comme je l’ai dit, présente les deux personnages centraux, quasiment exclusivement, et raconte l’amitié d’une encore jeune auteure de western appréciée, Roberta ‘Bobbie’ Anderson, vivant seule dans une ancienne ferme en lisière de forêt à Haven, Maine, et de son ancien professeur et amant, James ‘Gard’ Gardener, poète déchu, alcoolique et obsédé par le danger nucléaire, en vadrouille à travers la Nouvelle-Angleterre. Le récit se déroule à l’été 1988, soit un peu plus de deux ans après l’explosion du réacteur de Tchernobyl, et la toute aussi explosive séquence de la soirée au cours de laquelle Gard s’en prend au représentant d’une firme nucléaire locale est certainement la pierre angulaire du message que l’auteur tend à développer à travers les événements à venir dans Les Tommyknockers.



… à l’impensable altération de la réalité…



Le second livre installe l’invasion télépathique des esprits sur tout le village de Haven, ne laissant à presqu’aucun habitant du village le moindre libre-arbitre. Loin des ruralités extrêmes qu’il a pu développer par le passé, engoncées dans les suspicions et les brutalités incultes, c’est ici un village tout ce qu’il y a de plus correct et de plus décent que l’auteur ausculte, un village moins intellectuellement pauvre qu’à l’habitude, plus soudé également, grâce à l’emprise bienveillante de cette femme énergique qui y sert de maire. Si l’auteur excelle à dépeindre l’âme humaine dans sa complexe diversité, la narration qui suit chaque nouveau personnage n’oublie jamais de laisser dérailler chacun au cœur d’un ensemble visiblement damné. Appuyant toujours plus l’atmosphère oppressante et ne laissant que peu d’espoir, que quelques infimes et parfois dérisoires espoirs, au lecteur de voir la situation s’améliorer. Chapitre après chapitre, c’est toute une population qui se laisse manipuler, se regroupant sous une seule voix sans complètement abandonner ses pires instincts égocentrés jusqu’à exprimer rancœurs, envies, colères et angoisses à travers d’erratiques actes de moins en moins isolés, sans savoir comment ni réellement vouloir s’en dépêtrer, sans savoir appeler à l’aide. C’est bien le déploiement invisible et terrifiant d’une énergie inconnue et dangereuse qui est là mise en lumière et, au-delà des graves conséquences physiques qui font échos aux ravages horribles de radiations nucléaires, mène ses victimes à l’obsession déraisonnée d’une fièvre de progrès chaotique autant qu’autodestructrice.
En développant les intrigues secondaires à foison sous la trame générale, en jouant à la fois de l’essentiel que de l’éphémère, Stephen King tisse patiemment et durablement l’ambiance générale, jamais pressé d’en extraire ses personnages et préférant toujours lester plus encore le poids des fatalités sur un récit sombre et apparemment inextricable. Ce second livre est assurément la meilleure partie du récit. De par la diversité dense des portraits qui y sont dressés d’abord – le réalisme naturel usuel de l’auteur à l’œuvre, souvent qualifié de naturalisme, qui sait jusque dans les moindres détails disséquer le comportement de personnages de fiction incroyablement réels, chairs vivantes et palpables – et de par l’équilibre mesuré aux décors saisis pour l’essence de ce qu’ils apportent, entre banalité de l’ordinaire et incursion irrémédiable d’une force, d’une énergie, qui transcende le quotidien avant de le dégrader, Stephen King imprime sa marque à un texte dense aux mots pesés et au rythme particulièrement travaillé. De nombreux clins d’yeux au lecteur viennent finir de planter le réel quand l’auteur joue de références autant à ses travaux passés qu’à sa mauvaise presse. Régal.



… en passant par ses inévitables conséquences dramatiques évidemment.



Le troisième livre continue sur la lancée du second autour de différents personnages principaux de Haven et de ses alentours, rapproche doucement le dénouement en étirant le temps, l’instant, sur plusieurs chapitres. La clôture est intense encore, le lecteur toujours un peu plus fébrile à chaque nouveau paragraphe : une partie peut-être un peu en-dessous des précédentes de par le rythme qu’elle exige autant que du au découpage un peu alambiqué fait d’allers et retours temporels sur une courte période de temps. C’est aussi, probablement, l’impatience grandissante d’atteindre un dénouement trop attendu qui pèse ici. C’est assurément une fin trop expéditive après tant d’installation minutieuse qui vient sur le fil ternir le plaisir.
Sans pour autant le gâcher.


La structure de l’ensemble est apparemment simple : une évidence d’école, et pour qui souhaite écrire, une belle leçon d’efficacité franche et sans circonvolution. Par opposition, la structure interne de la seconde partie est délibérément complexe et démontre alors toute la maîtrise de Stephen King dans le rythme narratif, le jeu des tensions, le développement secondaire, parfois éphémère, d’un personnage raconté pour telle ou telle action expliquée par tel ou tel passé, telle ou telle passion, tel ou tel espoir. L’auteur américain sait merveilleusement créer un univers dense basé sur une réalité tangible, presque familière, autant qu’il assume terriblement de le laisser vivre et se dégrader irrémédiablement. Les Tommyknockers raconte les expériences maillées d’une large population, toujours avec la dose de détails essentielle à chaque personnage et toujours selon les nécessités du rythme, en suivant les besoins ou non d’éloignement de l’intrigue principale : saisir soudain la curiosité vive du lecteur, revenir nonchalamment sur ses pas avec un autre personnage, une autre bizarrerie, un autre pic de tension pour développer un nouveau point de vue, un court parcours, tout en sachant pertinemment que la plupart de ceux qu’il développent auront leur importance dans l’acte final quand d’autres ne sont là que pour détourner un temps l’attention sans relaisser tomber la tension.



Stephen King déploie ses talents de conteur avec patience et joue précautionneusement avec les nerfs de ses lecteurs.



Autour d’une invasion télépathique et psychologique par une énergie extra-terrestre du petit village, où trop rares sont ceux capables de la comprendre et de la combattre, l’auteur dépeint le calme insouciant d’un village isolé et plutôt heureux afin de mieux dénoncer la béatitude américaine loin du monde extérieur et acquise aux progrès qui enrichissent son confort sans se soucier des éventuelles conséquences.
Ces conséquences, apparues nettement dans la seconde partie, se dégradent violemment dans le livre final : possession prise des esprits du village, c’est toute la déliquescence des absurdes aspirations à ce confort automatisé et fainéant – déshumanisant – qui est racontée en folies et en dégénérescences. L’état général des personnages empire, l’amitié de Bobbie et Gard tombe loin de ce qu’elle était au début du récit, l’action se développe en combats, en courses poursuites, en découvertes, en révélations autant qu’en explosions. Le rythme s’accélère de manière effroyable, projetant le train vers un mur qui ne saura que tout briser, et l’impatience des personnages autant que celle du lecteur gronde, fébrile, au-dessus d’une lassitude ponctuelle qui n’est là, les fameux éléments de distraction, que pour continuer de jouer du suspense.


Alors évidemment, il reste beaucoup de choses à dire sur Les Tommyknockers : nombreux sont ceux qui n’y voit que les débats internes de l’auteur face à ses addictions, alcoolisme et cocaïne. Tout ça est bien là, fortement ancré dans les parcours autodestructeurs des deux personnages principaux, tous deux écrivains. Cependant, à mon sens, si les personnages naissent bien des épreuves que l’auteur tente de surmonter, le propos principal du livre n’est pas là mais assurément dans ce



plaidoyer pour l’abandon ferme et définitif du nucléaire



et, au-delà, pour une réflexion consciente de notre mode de vie occidental où la surconsommation reste synonyme de confort malgré ses inévitables promesses apocalyptiques.


De la présomption des dangers de l’énergie, de cette manie qu’ont les hommes de tout transformer en catastrophes ou en armes, de cette insatiable curiosité des hommes capables de déterrer l’enfer parce qu’ils ont repéré une lueur sous leurs pieds, jusqu’aux désastres de l’apprentissage de ce qui dépasse l’entendement, de ce qui vit et se nourrit de ses hôtes pour renaître, la métaphore est là, sur trois actes, où la seule échappatoire est la disparition inévitable de cette énergie : aussi longtemps qu’un réacteur nucléaire reste en fonction sur le globe, reste même là, présent à sa surface, l’humain court à sa perte en s’abandonnant dans une dévotion aveugle à ce besoin superflu devenu indispensable – la quête de confort, aussi simple soit-il, et le monstre atomique derrière l’innocence de la fée électricité. Et Stephen King, comme toujours, vient admirablement démontrer son propos derrière



une épopée terrible, angoissante, avec un sens du rythme et une accroche au lecteur imparables !


Matthieu_Marsan-Bach
7

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le 30 nov. 2017

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B_Camoin
7

Pas mal.

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